INAUGURATION DU 125°
ANNIVERSAIRE DE LA CAMPAGNE ANTIESCLAVAGISTE DU CARDINAL LAVIGERIE.
Paolo Costantini M.Afr. introduces Mgr. Claude Rault, Bishop of Laghouat in Algeria |
Rome le 9 Nov. 2012
Bien chers amis.
Merci à vous tous d’être venus pour cette inauguration du 125ème anniversaire
de la campagne anti-esclavagiste du Cardinal Lavigerie. Votre présence montre
votre attachement au Continent Africain et à l’Eglise d’Afrique. Elle est pour
nous, Société des Sœurs Missionnaires de Notre Dame d’Afrique et Société des
Missionnaires d’Afrique, le signe d’une profonde communion dans l’œuvre de
Justice et de Paix qui sont au cœur de notre foi commune.
Nous ne célébrons pas seulement la mémoire d’une initiative ponctuelle et
passée, comme si l’esclavage était une calamité définitivement abolie. Depuis
les temps les plus anciens, cette rude condition marque notre histoire humaine
et chrétienne. Saint Paul en parle en des termes qui peuvent sembler une
position modérée mais qui rappellent la dignité de toute personne, y compris de
l’esclave. Pour le disciple de Jésus, dit-il aux chrétiens de
Colosse :
«... il n’a plus d’esclave, d’homme libre, il n’y a que
le Christ qui est tout et en tout » (Col. 3, 11).
Il est un fait que l’Eglise a manqué d’audace dans les siècles qui ont suivi sa
fondation. Elle n’a pas pris assez en compte la dignité de toute personne
humaine. Elle s’est parfois éloignée de son Maître qui a pris la condition du
serviteur. En lavant les pieds de ses disciples, il a pris la condition de
l’esclave, et de l’esclave païen.
Mais elle n’a pas manqué de prophètes et de saints, d’hommes et de femmes
d’Eglise, partout dans le monde, qui ont privilégié leur engagement auprès des
pauvres qui ployaient sous le joug de l’esclavage. Certains se sont même
identifiés à eux, prenant eux-mêmes la condition d’esclave à la façon du Christ
Serviteur. D’autres ont élevé une voix vigoureuse pour dénoncer publiquement l’esclavage,
allant à contre-courant des conceptions de leur temps. Ils ont proclamé haut et
fort que cette condition était un scandale social et moral et une négation de
la dignité humaine et du cœur même de l’Evangile.
Si les
Missionnaires d’Afrique, Sœurs, Frères et Pères, ont pris l’initiative de
célébrer le 125eme anniversaire du début de la campagne antiesclavagiste menée
par le Cardinal Lavigerie, ce n’est pas seulement pour faire œuvre d’histoire.
Cette condition scandaleuse n’est pas définitivement rayée de la société
humaine. Il nous est nécessaire de voir d’abord comment elle s’inscrit dans
notre fondation et dans nos engagements.
A partir des lettres et des témoignages qui lui parvenaient, le Cardinal
Lavigerie a pris conscience de l’ampleur et du scandale de ce fléau quasiment
généralisé en Afrique.
Un exposé historique nous en sera fait au cours de ces
journées.
Il écrivait en 1888 quel était son propos : « dire
enfin ce que je sais des crimes sans nom qui désolent l’intérieur de notre
Afrique, et (…) jeter ensuite un grand cri, un de ces cris qui remuent jusqu’au
fond de l’âme, tout ce qui dans le monde, est encore digne du nom d’homme et de
celui de chrétien » (cit. par François Renault dans « Le Cardinal
Lavigerie » Ed. Fayard. p 557)
.
Pour lui, porter l’Evangile aux populations d’Afrique, voire même du monde
entier, n’était pas délivrer un message de patience et de soumission. Porter
l’Evangile était restaurer la dignité de la personne humaine dans toutes ses
dimensions, y compris dans le domaine social. Faire œuvre d’histoire, en ce
domaine, c’est revenir au message évangélique intégral qui construit la
personne, la société, en lui redonnant sa dimension primitive. C’est
redire notre conviction que tous les êtres humains sans distinction sont créés
à l’image de Dieu et qu’aucune personne humaine ne peut s’arroger le droit
d’asservir qui que ce soit et donc de nier la ressemblance et la dignité d’enfant
de Dieu que tout être humain porte en lui.
L’exposition que vous êtes invités à visiter s’inscrit donc au point de départ
dans la trame de l’intuition et du grand cri poussé par Lavigerie face au
scandale de l’esclavage. Mais il va beaucoup plus loin et nous amène à notre
aujourd’hui.
L’esclavage est un asservissement subtil qui s’est diversifié dans le temps et
a pris aujourd’hui de nombreux visages, même s’il n’en porte pas toujours le
nom.
Il persiste encore dans sa forme primitive en Afrique et dans d’autres
Continents, mais il s’est multiplié sous diverses formes dans de nombreux pays
de la Planète. Cela sera sous vos yeux dans l’exposition que vous êtes invités
à visiter :
- Asservissement de
personnes travaillant de génération en génération dans des tâches avilissantes,
sans aucun droit reconnu et sans recours possible.
- Enfants soldats
enrôlés de force sous la tutelle de chefs de guerre devenus leurs maîtres
absolus.
- Femmes prises dans des
réseaux de prostitution où tout retour en arrière signifierait leur propre
mort.
- Travailleurs employés
dans des tâches inhumaines et traités comme du bétail dans les mines ou autres
travaux de force, sans d’autre droit que celui de se taire, au mépris des
droits humains les plus élémentaires.
- Ouvriers agricoles
embauchés en Europe, avec ou sans papiers, comme saisonniers dans des
conditions que des travailleurs locaux se refusent à subir.
- Asservissement
religieux dans des sectes où le responsable s’arroge tous les droites sous des
prétextes d’ordre religieux et de messages reçus de Dieu.
- Pression faite sur des
populations entières par des lois du marché décidées dans les grandes capitales
occidentales où sont décidées les prix des matières premières sans tenir aucun
compte des répercussions sur les petits producteurs agricoles.
- Migrations
clandestines soumises à des réseaux maffieux où peu à peu les migrants sont
délestés de tout leur avoir et à la merci de ceux qui étaient sensés les
protéger.
Et nous pourrions
allonger encore la liste. Un exposé nous sera fait ces jours-ci sur la
prolifération de ces esclavages modernes.
Cette exposition a pour dessein de nous faire prendre une plus grande
conscience et de l’histoire et de son prolongement dans l’Afrique
d’aujourd’hui. Elle peut être une sorte de méditation visuelle sur la mémoire
et sur l’actualité. Elle doit être aussi un renforcement de notre engagement
dans la société au nom de l’Evangile et des droits humains qui ne peuvent que
se conjuguer.
Permettez-moi pour prolonger ce mot d’ouverture de donner un témoignage
personnel. Voici quelques jours, je suis allé faire la visite de la communauté
chrétienne de Tamanrasset, une des grandes villes du sud de mon diocèse. Quelques
minutes seulement après mon arrivée, je participais à l’assemblée eucharistique
de cette communauté, composée surtout de migrants venant des pays subsahariens.
Un des
chants repris pas l’assemblé était « Tu es, Seigneur, le lot de
mon cœur… » Vous connaissez peut-être ce cantique. Chanté par des voix
africaines dans l’église de Tam, il m’a ramené à ce Negro Spiritual dont il a
emprunté la musique :
« No body knows the trouble I’ve
seen… » Ce chant est né dans les communautés d’esclaves d’Amérique du
Nord et a été immortalisé par de nombreux chœurs de Gospel Songs.
Mais bien plus que ce chant, c’est l’assemblée eucharistique elle-même qui m’a
le plus marqué. La majorité de l’assistance était composée de chrétiens
migrants, hommes et femmes, soit stabilisés dans cette grande ville du Sud,
soit en instance de départ vers le nord, toujours dans le risque d’une
reconduite à la frontière.
Ces chrétiens et ces chrétiennes ne sont pas venus à l’église pour demander quelque
secours matériel ; ils n’exigent pas d’être pris en charge ou assistés.
Ils sont venus prier, crier vers Dieu leurs espoirs et leurs détresses, comme
le faisaient dans de longues soirées les esclaves des cotonniers d’Amérique.
C’est dans cette assemblée presque quotidienne, à travers leurs chants de
louange, leurs cris vers Dieu, qu’ils retrouvent et manifestent leur
dignité d’hommes et de femmes. Ils ne peuvent l’exprimer ailleurs.
Dans
la rue, ils sont souvent agressés, sur leur lieu de travail, exploités, dans
leurs ghettos, insécurisés.
Ici, ils sont pleinement eux-mêmes: des enfants de Dieu à qui ils
demandent la protection et adressent leur merci. Nos Eucharisties sont alors
des lieux où ils retrouvent leur identité de filles et de fils du Très Haut, où
ils réentendent cette voix impérative de Pierre au mendiant de la porte du
Temple : « De l’argent et de l’or, je n’en ai pas, mais ce que
j’ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ le Nazaréen,
marche ! » (Ac. 3,6)?
Nos frères et sœurs de la
migration n’ont pas quitté leurs pays d’Afrique subsaharienne par désir
d’aventure (même si quelques-uns le font dans cette intention).
Ils l’ont fait
parce qu’ils n’ont pas d’autre issue que de quitter leur patrie soit pour des raisons
économiques, ce qui est le cas le plus fréquent, soit pour des raisons
politiques. Se fiant à des réseaux mafieux en général très bien organisés,
après avoir souvent demandé l’assistance de leurs familles ou de leurs amis,
ils ont pris la route sans trop savoir où les amènerait leur exode. Leur but
est de rejoindre l’Europe de leurs rêves, afin d’y trouver de quoi vivre et
faire vivre leur famille qui s’est sacrifiée pour eux. Dans la majorité des
cas, progressivement dépouillés de tout, c’est la désillusion qui les attend.
Après une première et périlleuse traversée du désert, ils échouent à
Tamanrasset ou quelque autre ville du sud. Il leur reste encore une autre
longue route à parcourir, vers le Nord, pour enfin embarquer sur des esquifs
surchargés vers une Europe qu’ils n’atteindront peut-être pas.
Ce qui
sauve beaucoup d’entre eux, c’est leur foi indéracinable. C’est aussi une
solidarité souvent chèrement acquise, mais sans laquelle ils seraient
irrémédiablement perdus. C’est enfin leur désir tenace d’atteindre leur but.
Ils savent qu’un retour en arrière est impossible: revenir chez les leurs
après l’échec est impensable. Même reconduits à la frontière dans des
conditions presque inhumaines, ils reviennent pour de nouveau tenter l’aventure.
La
seule façon de rompre cette chaîne ininterrompue de l’esclavage moderne qu’est
cette migration est de supprimer les raisons qui les poussent à partir.
C'est-à-dire faire en sorte que l’Afrique se développe. Non par des dons
« charitables » mais par une justice rigoureuse.
Pourquoi certaines
rebellions sont-elles entretenues grâce à la prolifération des armes? Pourquoi le prix du coton, des arachides, du thé, du café, des métaux précieux
est-il décidé à New York, à Londres, à Bruxelles, à Paris, voire même à Pékin
ou ailleurs sauf en Afrique? Aider le Continent, c’est lui rendre
justice. D’abord! C’est cesser de l’assister avec condescendance et en
faire un véritable partenaire économique, culturel… et religieux. C’est
restaurer la dignité de la femme et de l’homme Africain, leur redire qu’ils
nous sont un frère, une sœur; et leur donner la place qui leur revient de
droit dans la grande famille humaine.
Bien chers amis, nous sommes venus ici
par amour de l’Afrique, par amour de l’Eglise d’Afrique et de l’Eglise
Universelle, pour lutter contre toutes les forces oppressives qui emprisonnent
aujourd’hui encore ce Continent. Ouvrons nos yeux, nos oreilles, notre cœur au
cri poussé en ces lieux par le Cardinal Lavigerie et qui est encore aujourd’hui
d’une pressante actualité.
Voici quatre ans, les évêques présents au Synode
consacré à l’Afrique adressaient au monde ce message. C’est un message
d’espérance et je vous en livre la conclusion.
« Chers frères dans l'Épiscopat, chers fils et filles de l'Église-Famille
de Dieu en Afrique, vous tous, hommes et femmes de bonne volonté en Afrique et
au-delà, nous partageons avec vous la solide conviction de ce Synode: l'Afrique
n'est pas désespérée.
Notre
destinée est encore en nos mains. Tout ce qu'elle demande, c'est de disposer de
l'espace pour respirer et s'épanouir. L'Afrique est en marche, et l'Église
chemine avec elle en lui procurant la lumière de l'Évangile.
La mer a
beau être houleuse, mais, si nous gardons les yeux fixés sur le Seigneur Jésus,
nous parviendrons sains et saufs au port de la réconciliation, de la justice et
de la paix (cf. Mt 14, 28-32).
Ce message ainsi que notre fervent
engagement, nous les confions à la maternelle intercession de Marie notre très
Sainte Mère, la Reine de la Paix, Notre Dame d'Afrique.
Afrique,
lève-toi, prends ton grabat et marche ! (Jn 5, 8)
A vous tous et à vous
toutes, bienvenue, et merci pour votre attention bienveillante.
+Claude Rault. Ev.