Thursday, October 5, 2017

Entretien avec Boris Cyrulnik autour de la résilience dans l’art (extrait)

«LA REPRESENTATION PERMET DE METAMORPHOSER EN PRODUCTION ARTISTIQUE UNE BLESSURE QUI A ETE REELLE.»

Il est l’un des plus grands psychiatres de ces dernières décennies. À partir de sa propre histoire, celle d’un enfant juif orphelin témoin de la déportation de ses parents pendant la Seconde Guerre mondiale, Boris Cyrulnik a approfondi et vulgarisé le concept de résilience (renaître de sa souffrance). L’art, à travers la construction d’un récit mettant à distance le réel, est selon lui l’une des voies essentielles de la (re)construction de soi.

Entretien réalisé en avril 2015 par Éric Fourreau. Illustration : Vangug.

NECTART : Votre nom est désormais associé à la notion de « résilience ». Vous arrive-t-il d’extraire cette notion du champ de la psychologie et de la psychiatrie pour l’appliquer à d’autres domaines, comme par exemple celui de l’art et de la culture ?

BORIS CYRULNIK : La résilience est une métaphore mécanique, très fréquente en psychologie : la feuille blanche, la cire vierge, la bile noire ou, pour remonter à Freud qui en a lui-même produit de nombreuses, la thermodynamique, le quantum d’énergie, la sublimation... La résilience part d’une métaphore, mais il existe aussi une définition métallurgique, selon laquelle la barre de fer qui a reçu un coup garde une trace, qui est différente si la barre est située dans l’eau ou dans l’air. Or, si une barre de fer subit la pression du milieu, que dire du monde intime de la psychologie quand on sait à quel point le cerveau est sculpté par le milieu dans lequel il évolue ? Cette définition de la résilience qui la place dans une dynamique évolutive explique les causes de la trace du coup mais ne doit pas négliger que nous avons, nous les humains, la liberté de remanier non pas le coup en lui-même mais sa représentation, l’idée que notre cerveau se fait du coup qu’on a reçu. Et le mot « représentation », je le propose au sens théâtral du terme. La personne qui produit un récit intime de ce qui lui est arrivé livre une représentation d’images et de mots. Quand ce récit est partagé avec quelqu’un, quand il est adressé à quelqu’un, il est structuré en fonction de la personne à qui on l’adresse pour en faire une pièce de théâtre, un roman, un film, un essai psychologique ou philosophique. Cette représentation d’images et de mots aide à exprimer le coup reçu dans le réel physique (une blessure physique, un accident), le réel psychologique (une agression sexuelle) ou le réel social (un génocide, une guerre, une précarité sociale). Mais certaines personnes ne remanient jamais la représentation du coup et restent prisonnières du passé. C’est ce qu’on appelle les syndromes psychotraumatiques. Elles ruminent sans cesse le malheur qui leur est arrivé, y pensent à longueur de temps dans la journée, et ça leur revient la nuit sous forme de cauchemar. Alors que ceux qui tentent et parviennent à remanier la représentation du coup par l’écriture, une mise en scène, un jeu théâtral, une élaboration psychologique, philosophique ou politique, s’entraînent à appréhender ce qui leur est arrivé d’une autre manière, se constituent un espace de liberté et mettent à distance le réel. La représentation permet de métamorphoser en production artistique une blessure qui a été réelle.

Ce mode de récit ou de représentation ne procède-t-il pas en fait d’un processus de création ?

À ceci près que ce n’est pas une création coupée du réel, mais alimentée par le réel. C’est pour cela que je vous propose le mot de « remaniement ».


Vous avez l’habitude de rappeler les fonctions du théâtre grec, celles d’interroger les questions existentielles que la représentation se chargerait de mettre à distance de l’affect des spectateurs. Le théâtre répondrait donc à la nécessité de mettre à distance sa propre histoire ?


Oui, dès qu’on travaille une représentation, nous procédons à une mise à distance. Mais les syndromes psychotraumatiques ne mettent pas à distance. C’est toujours la même image, la même horreur qui s’imposent à ceux qui ont subi le traumatisme. Leur mémoire est fixe, elle n’évolue pas, au contraire de la mémoire saine qui est forcément évolutive par le simple fait de vivre, de travailler, d’aimer... C’est pourquoi il est nécessaire de retravailler la représentation de ce malheur en en faisant un récit, une image. Une image peut être sémantisée. Le Radeau de la Méduse est un récit mis en image. Les métaphores sont des images sémantisées. Guernica, autre image sémantisée, est un récit qui a été mis en style par Picasso. L’autobiographie, même si on cherche à ne pas mentir, est un remaniement de la représentation de sa propre histoire. De même qu’un essai psychologique, philosophique et même scientifique.

Selon vous, ça peut donc prendre indifféremment toutes les formes artistiques, l’écriture, la conception d’images, la composition musicale...


Chacun s’exprime dans ce qu’il sait faire et dans ce que son contexte culturel lui permet de faire. Pendant la guerre de 14-18, un médecin militaire avait eu l’idée de demander aux soldats d’écrire la façon dont ils voyaient les choses évoluer et d’adresser une lettre imaginaire à quelqu’un. Cela s’est exprimé de différentes manières, une lettre, une réflexion, une fiction. Mais nous avons constaté que ceux qui avaient écrit avaient vu une population avec moins de troubles psychiques que ceux qui n’avaient pas écrit, parce que le simple fait d’écrire, la veille du combat, avait déjà provoqué un début de remaniement de l’horreur qui allait se passer.


Le mode d’expression n’importe pas. Aujourd’hui, le théâtre est souvent utilisé, par exemple, pour des expériences dans des quartiers sensibles, où des pièces de théâtre sont montées avec des artistes, à l’aide d’éducateurs, parfois alimentées par les événements survenus dans le quartier. Ce travail artistique permet le plus souvent aux enfants et aux jeunes d’apprendre à se dé-soumettre, à se libérer des stéréotypes auxquels ils sont soumis. (...)


Après la tragédie des actes terroristes en janvier dernier, vous avez dit la nécessité d’une action artistique et culturelle avec les jeunes populations tentées par ces actes. Quel poids peut avoir cette action face aux stratégies d’endoctrinement extrêmement efficaces ?

Les jeunes qui se laissent endoctriner sont parfois issus de familles structurées, de bons élèves, ce qu’on appelle les « bien partis » dans l’existence. À la stupéfaction de tous, on les retrouve djihadistes, candidats au martyre, prêts à mourir pour une cause dont ils ignorent tout. N’oublions pas en effet que les jeunes s’engagent d’abord et ne reçoivent qu’ensuite une formation au Coran. Le phénomène est comparable à ce qu’a connu l’Allemagne dans les années d’après la Première Guerre mondiale, où l’humiliation ressentie après le traité de Versailles et le marasme économique dû aux fortes indemnités versées à la France et à l’Angleterre ont empêché les Allemands de se reconstruire une culture et un pays avec ses écoles, ses théâtres et ses infrastructures. Quand le chaos social, économique et culturel touche un pays, je l’ai encore vu récemment au Congo, toutes les sectes se précipitent pour faire leur marché. Dans l’Allemagne des années 1920, les sectes ont profité de la destruction du pays et deux groupes ont pris le pouvoir, les Pionniers communistes et les Jeunesses hitlériennes. De nombreuses personnes ayant appartenu aux Jeunesses hitlériennes ont témoigné du bonheur qu’elles avaient éprouvé à en faire partie parce qu’elles profitaient d’une structure, d’un cadre, elles pouvaient danser, chanter. On leur disait qu’elles allaient militer pour mille ans de bonheur, que les filles étaient belles comme des déesses  grecques, on apprenait le combat aux petits garçons, on leur donnait des fusils en bois. C’était pour eux un enchantement constant. De la même façon, d’autres jeunes s’engageaient chez les Pionniers communistes pour l’utopie généreuse que ce mouvement véhiculait. Ces gamins, ces adolescents, ne connaissaient ni la théorie communiste ni la théorie nazie, et pouvaient d’ailleurs passer d’un camp à l’autre. Ils trouvaient un cadre affectif et ludique qui leur permettait de donner sens à leur vie, d’avoir une représentation théâtrale de la guerre. Le nazisme a été une doctrine incroyablement misogyne, méprisante envers les femmes. Cela n’a pas empêché un grand nombre d’entre elles de voter ou de militer pour le nazisme. Aujourd’hui, les djihadistes ne connaissent pas plus le Coran mais ils éprouvent tout autant le besoin d’engagement. Or, l’on sait que l’engagement sexuel et social est la caractéristique de l’adolescence. Si la société ne propose rien de cet ordre-là, les sectes, elles, ne s’en privent pas. Pour lutter contre ces intégrismes, la démocratie n’a pas d’autres moyens que d’éclairer la vision de ces jeunes, de leur faire lire des livres, de leur faire connaître toutes les religions, de leur montrer ou de leur faire faire du théâtre ou du cinéma. Je pense par exemple à cette petite merveille de film qu’est Timbuktu. Il pose de manière pudique la question de l’infiltration insidieuse d’un langage totalitaire. Le djihadisme n’est pas le nazisme mais c’est aussi un totalitarisme, avec son langage totalitaire. (...)

Entretien réalisé par Éric Fourreau en avril 2015
(remerciements à Élise Griot pour la transcription).