Carl Stauffer est né et il a grandi dans le contexte de la guerre au Vietnam. Après
avoir terminé sa formation universitaire en 1985, il travaille dans les domaines
de la toxicomanie et de la justice pénale. En 1988, il est ordonné au ministère
et il rejoint un projet ecclésial de développement communautaire, urbain et
interracial, dans le centre-ville de Richmond, Virginie. En 1991, Carl Stauffer
devient le premier Directeur Exécutif d’un Programme de Médiation entre
victimes et délinquants de la zone centrale de Richmond. En 1994, Carl Stauffer
et sa famille partent en Afrique du Sud, sous les auspices du Comité central
Mennonite (MCC), une agence confessionnelle et internationale d’aide et de
développement. Carl Stauffer a travaillé en divers processus de transition,
tels les Accords de Paix, les Forums communauté-police, la Commission Vérité et
Réconciliation et dans les Structures locales de Développement communautaire.
De 2000 à 2009, Carl Stauffer est le Conseiller régional MCC pour la paix dans
la région méridionale de l’Afrique. Son travail l’a conduit dans vingt pays
d’Afrique et dix autres du Moyen-Orient, de l’Europe, des Balkans et des
Caraïbes. Ses centres d’intérêts académiques se focalisent sur la narratologie,
la justice transitionnelle, la reconstruction et la réconciliation
post-conflictuelle. Ses recherches se concentrent sur l’analyse de la justice
transitionnelle à partir d’un modèle reconstructeur, et de la mise en
application de systèmes judicaires indigènes, parallèles et hybrides.
(Traduction en Français: Jean-Pierre Roth et François Richard)
Yago: Carl, merci de partager avec nous ta
passion pour le peuple africain. Nous nous dirigeons maintenant vers une
réflexion très intéressante que tu as écrite au sujet des différentes fonctions
d’un artisan de paix. Tu as utilisé un ensemble d’images remarquables et
complexes qui viennent des traditions africaines. Je voudrais que nous les
parcourions ensemble pour pouvoir partager avec le lecteur la richesse, et les
défis, que les artisans de paix rencontrent sur le terrain. Mais, tout d’abord,
qu’est-ce qui t’a motivé pour développer ainsi ton expérience ?
Carl: Je voudrais faire un rapide commentaire
général sur les sept fonctions. Comme tu l’as dit, elles font partie de mon
cheminement personnel. Trois grands courants m’y ont amené. Au préalable, il y
a un moment où le langage et la discipline que tu es en train d’étudier
deviennent soporifiques ; le vocabulaire des livres que j’avais approfondi
m’apparaissait aussi périmé et sans vie. Je voulais trouver un nouveau langage
qui soit contextuel tout à la fois à l’Afrique, à ma foi chrétienne et à celle
des nombreux responsables chrétiens avec lesquels je travaillais en Afrique. Ce
langage emprunte donc à ces trois différents courants et à mon besoin de
créativité. Je voulais qu’il soit aussi contextuel que possible, en lien avec
ce que j’ai expérimenté à un niveau viscéral, à la base, en 16 ans de pratique
de construction de la paix en Afrique.
Yago: Tu comprends d’abord l’artisan de paix
comme un “voyant”. Tu dis souvent que, dans une situation conflictuelle
complexe, “ les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent.” Oui, le
plus souvent, « il y a une histoire derrière l’histoire ». Pour toi,
que signifie un artisan de paix « voyant » ?
Carl: Le mot “voyant” est utilisé dans l’Ancien
Testament pour le prophète et pour les “Hommes de Issachar” (un petit groupe de
personnes de l’ancien Israël, géographiquement situées) qui voyaient les signes
des temps et savaient ce qu’il fallait faire pour la nation. Elles étaient non
seulement capables d’analyser et d’interpréter mais aussi d’établir une
stratégie – ce qui est une fonction très importante. Certes, nous pouvons
utiliser le mot technique « analyse de conflit » mais, selon moi, le terme
« voyant » signifie davantage. Il tente de capter la dimension
stratégique de notre travail, l’analyse technique mais, surtout et plus
important, la capacité spirituelle de comprendre d’autres réalités. C’est lié à
ce que l’Esprit Saint nous a promis, mais, cela se réfère aussi aux anciens,
aux personnes sages, celles qui sont capables de percevoir simultanément les
multiples dimensions de la réalité.
Alice au pays des merveilles parle de cela. Les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent. Je pense que les meilleurs artisans de paix réalisent que la plus grande partie de leur travail est intuitive. Ils peuvent être de bons stratèges mais, souvent, le tournant dans un conflit ouvert survient d’une manière inexplicable, d’une façon surprenante, par le déclenchement d’une énergie venant d’une activité dans une autre réalité, et non pas celle que nous pouvons voir sur le lieu même. Comme le dit Paul : « Nous vivons par ce qui est invisible, et non pas par ce que l’on voit ; ce qui est éternel et non pas ce qui est temporel. » Cela ne signifie pas que nous ne sommes pas connectés au temporel mais nous comprenons aussi que le temporel n’est pas l’unique réalité. Le matériel n’est pas l’unique réalité. Donc, quand j’entre dans le processus de la résolution d’un conflit, je me pose différentes questions. Je me demande et je prie : « Où l’Esprit est-il déjà à l’œuvre et comment est-ce que je peux m’aligner sur cette énergie ? »
Alice au pays des merveilles parle de cela. Les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent. Je pense que les meilleurs artisans de paix réalisent que la plus grande partie de leur travail est intuitive. Ils peuvent être de bons stratèges mais, souvent, le tournant dans un conflit ouvert survient d’une manière inexplicable, d’une façon surprenante, par le déclenchement d’une énergie venant d’une activité dans une autre réalité, et non pas celle que nous pouvons voir sur le lieu même. Comme le dit Paul : « Nous vivons par ce qui est invisible, et non pas par ce que l’on voit ; ce qui est éternel et non pas ce qui est temporel. » Cela ne signifie pas que nous ne sommes pas connectés au temporel mais nous comprenons aussi que le temporel n’est pas l’unique réalité. Le matériel n’est pas l’unique réalité. Donc, quand j’entre dans le processus de la résolution d’un conflit, je me pose différentes questions. Je me demande et je prie : « Où l’Esprit est-il déjà à l’œuvre et comment est-ce que je peux m’aligner sur cette énergie ? »
Yago: La seconde fonction est d’être un “constructeur de pont”. Nous devons devenir experts en relations. En fait et en
définitive, tout dépend de la relation. Le militant est obligé d’être en
contact avec lui/elle-même ; Il apprend aussi la relation à l’autre, sans
prendre position, pour être capable d’apporter une réconciliation réelle au
travers de son propre soi réconcilié. Pourrais-tu développer cela ?
Carl: Je ne sais pas comment construire un
pont matériel. Mais j’ai parlé avec d’autres à qui j’ai demandé « Comment
construis-tu un pont ? » Quelques experts disent que le pont doit
être construit d’une rive à l’autre, et d’autres disent, non, nous devons
commencer au milieu, construire depuis chaque rive, et rejoindre le milieu. Si
c’est vrai, cette dernière analogie me plaît. Le pont est mieux construit
d’abord à partir des deux rives, c’est-à-dire des deux côtés du conflit, des
points de vue différents, de la polarisation, et ensuite tu avances. Le
constructeur du pont enjambe les colonnes d’échafaudage du pont qui sont au
milieu de la gorge ou de la rivière déferlante. Elles sont capables de
supporter nombre de vérités, d’idées et de personnes différentes, auteurs de
conflits. Elles soutiennent tout cela de manière à ce que tout reste en
équilibre.
L’autre chose concernant le pont est qu’il est fait pour y marcher, et pour conduire, transporter des charges d’une rive à l’autre. Tout cela devient symbolique du conflit. Les auteurs du conflit qui essaient de se réconcilier doivent nous utiliser, tout comme le processus de médiation, qui est un échafaudage soutenant la relation, une matrice d’énergie qui permet l’expression des émotions et du dialogue. Parfois, c’est un travail douloureux et lourd, un travail ingrat de serviteur, non valorisé !
L’autre chose concernant le pont est qu’il est fait pour y marcher, et pour conduire, transporter des charges d’une rive à l’autre. Tout cela devient symbolique du conflit. Les auteurs du conflit qui essaient de se réconcilier doivent nous utiliser, tout comme le processus de médiation, qui est un échafaudage soutenant la relation, une matrice d’énergie qui permet l’expression des émotions et du dialogue. Parfois, c’est un travail douloureux et lourd, un travail ingrat de serviteur, non valorisé !
Yago: La troisième fonction est celle de
“conduit”. Elle concerne la capacité d’écoute active et de communication
profonde de l’artisan de paix. Tu dis que, dans le processus de transformation
du conflit, nous sommes souvent obligés d’être une sorte d’ « éponge
humaine ». Qu’entends-tu par-là ? Comment imagines-tu le militant
comme un « conduit » ?
Carl:
Le conduit est quelque chose que d’autres substances peuvent traverser. C’est une
forme qui permet à une énergie de la traverser. J’aime l’analogie de l’éponge.
Elle est poreuse, ce qui la rend très absorbante. Ainsi, nous devons être
poreux. Si nous sommes durs et que nous nous protégeons nous-mêmes comme une
coquille, nous serons incapables de fonctionner dans une saine réciprocité avec
autrui. Certains militants diront non, nous devons être capables de dévier la
colère, les émotions ou l’agression. Mais, quand nous sommes au contact d’une
personne en colère et qu’elle exprime sa colère, si nous répondons de la même
façon, cela ne fait que maintenir le cycle de la violence; la personne est
habituée à cela. Cela la maintient dans la même réaction instinctive et
provoque une contre-réaction dans le cerveau. Cela renforce les perceptions
négatives ou les préjugés envers « l’autre ». Quand nous ouvrons
notre moi poreux, littéralement, ou figurativement, pour que notre moi
intérieur absorbe la peine de l’autre personne, nous devenons co-guérisseur
avec cette personne.
En même temps, nous devons rester finement conscients d’avoir en nous les ressources qui peuvent apporter la lumière dans l’obscurité que nous absorbons. Quand notre éponge devient très lourde, quand elle est pleine, nous devons savoir comment la comprimer afin de l’expurger et de pouvoir absorber de nouveau. C’est ici que la capacité de résilience du soignant, prenant soin de lui-même, prend une importance vitale. Nous ne pouvons pas travailler sans cela. Je ne pense pas que je serais encore dans cette activité d’artisan de paix si je n’avais pas eu le soutien de ma foi, de ma discipline physique et spirituelle, ainsi que le réseau de soutien de ma famille, de ma communauté et de mon église pour conserver mon équilibre. Sans tout cela, ce ne serait pas possible de poursuivre le travail pendant très longtemps. J’ai vu beaucoup de personnes quitter cette cause. Je parle de victimes. Non pas littéralement, bien que nous ayons eu beaucoup de personnes qui sont mortes pour cette cause. Mais nous avons eu aussi autant de personnes qui ont déprimé et abandonné la course, victimes des facteurs émotionnels psychologiques ou spirituels. Je parle ici de brillants artisans de paix. Ils n’avaient pas leurs propres ressources internes ou externes pour comprimer l’éponge. C’est pourquoi, ils abandonnèrent ce domaine et commencèrent quelque chose de totalement différent. Ils ne pouvaient pas imaginer de s’engager à nouveau à un tel niveau de profondeur sans s’épuiser. En ce qui me concerne, mon ressourcement personnel a une origine spirituelle. C’est une ressource au-delà de moi-même. Mon énergie ne vient pas seulement du soutien d’autres personnes qui m’accompagnent, m’écoutent, me conseillent. Il vient aussi du rituel de la prière, du silence, d’exercices de méditation, de conscientisation, de jeux, d’humour, d’adoration, de chants et d’étude des Ecritures saintes; de la motocyclette et de beaucoup d’autres choses par lesquelles c’est possible de se vider soi-même afin que Dieu puisse nous remplir.
En même temps, nous devons rester finement conscients d’avoir en nous les ressources qui peuvent apporter la lumière dans l’obscurité que nous absorbons. Quand notre éponge devient très lourde, quand elle est pleine, nous devons savoir comment la comprimer afin de l’expurger et de pouvoir absorber de nouveau. C’est ici que la capacité de résilience du soignant, prenant soin de lui-même, prend une importance vitale. Nous ne pouvons pas travailler sans cela. Je ne pense pas que je serais encore dans cette activité d’artisan de paix si je n’avais pas eu le soutien de ma foi, de ma discipline physique et spirituelle, ainsi que le réseau de soutien de ma famille, de ma communauté et de mon église pour conserver mon équilibre. Sans tout cela, ce ne serait pas possible de poursuivre le travail pendant très longtemps. J’ai vu beaucoup de personnes quitter cette cause. Je parle de victimes. Non pas littéralement, bien que nous ayons eu beaucoup de personnes qui sont mortes pour cette cause. Mais nous avons eu aussi autant de personnes qui ont déprimé et abandonné la course, victimes des facteurs émotionnels psychologiques ou spirituels. Je parle ici de brillants artisans de paix. Ils n’avaient pas leurs propres ressources internes ou externes pour comprimer l’éponge. C’est pourquoi, ils abandonnèrent ce domaine et commencèrent quelque chose de totalement différent. Ils ne pouvaient pas imaginer de s’engager à nouveau à un tel niveau de profondeur sans s’épuiser. En ce qui me concerne, mon ressourcement personnel a une origine spirituelle. C’est une ressource au-delà de moi-même. Mon énergie ne vient pas seulement du soutien d’autres personnes qui m’accompagnent, m’écoutent, me conseillent. Il vient aussi du rituel de la prière, du silence, d’exercices de méditation, de conscientisation, de jeux, d’humour, d’adoration, de chants et d’étude des Ecritures saintes; de la motocyclette et de beaucoup d’autres choses par lesquelles c’est possible de se vider soi-même afin que Dieu puisse nous remplir.
Yago: Tu décris aussi l’artisan de paix
comme un “activiste”. Tu dis que l’activiste joue un rôle crucial en accélérant
le changement et en réorganisant la configuration sociale. Tu utilises
l’analogie du tambour africain. Pourrais-tu nous dire pourquoi ?
Carl: Oui, j’ai soigneusement choisi la
métaphore du tambour africain parce que l’arbre africain et le tambour sont des
analogies sur employées. Je pense au tambour au-delà de sa fonction qui
consiste à donner le rythme quand nous chantons ou célébrons. C’est la fonction
que nous connaissons le mieux. Cependant, dans l’ancien temps, le tambour était
un instrument de communication. Il aidait la communication avec les autres
ethnies. Il appelait les gens dispersés en différents villages à venir pour une
rencontre, une célébration ou une fête. Il résonnait aussi pour appeler à la guerre.
En ce sens, c’était un instrument qui mobilisait les gens pour le combat. Il
donnait un signal en cas de danger imminent. Ainsi, en considérant l’activité
du plaidoyer, j’ai aimé l’idée que le tambour représente d’un côté la célébration
et l’unité, et, de l’autre, la guerre, sous sa forme de résistance. Cette sorte
de tension rassemble le « yin et le yang » du plaidoyer. Maintenir
cette tension en équilibre est crucial parce que, dans le domaine de
l’établissement de la paix, certaines personnes disent que le plaidoyer et la
stratégie de l’action non-violente sont situées dans d’autres disciplines et
non pas dans la construction de la paix.
Selon moi, l’activisme est un facteur de changement social, le précurseur d’une construction durable de la paix. Nous devons enflammer notre « imagination éthique » et trouver ainsi l’énergie pour œuvrer à la réalisation d’une paix future. Cela peut inclure le plaidoyer en vue de changer des institutions et des structures dans une direction qui semble périlleuse et déconcertante pour certains. Cela renverse les structures sociales du statu quo. Si nous mettons toutes les choses sens dessus-dessous, c’est déstabilisant. Le plaidoyer est un travail risqué. Nous serons appelés agitateurs et fauteurs de troubles, et cela fut le cas pour Jésus! Mais je crois qu’un activiste mature conserve et vise la paix dans le champ de son horizon et qu’il ne va donc pas hésiter à faire bouger les choses en vue d’atteindre ce but. Il ne veut pas le trouble, ou le chaos, ou détruire pour détruire. Le but ultime, c’est construire. Dans l’Ancien Testament, Dieu envoya le prophète Jérémie « pour déraciner et renverser, pour ruiner et démolir, pour bâtir et planter. » cf. Jr. 1,10
Selon moi, l’activisme est un facteur de changement social, le précurseur d’une construction durable de la paix. Nous devons enflammer notre « imagination éthique » et trouver ainsi l’énergie pour œuvrer à la réalisation d’une paix future. Cela peut inclure le plaidoyer en vue de changer des institutions et des structures dans une direction qui semble périlleuse et déconcertante pour certains. Cela renverse les structures sociales du statu quo. Si nous mettons toutes les choses sens dessus-dessous, c’est déstabilisant. Le plaidoyer est un travail risqué. Nous serons appelés agitateurs et fauteurs de troubles, et cela fut le cas pour Jésus! Mais je crois qu’un activiste mature conserve et vise la paix dans le champ de son horizon et qu’il ne va donc pas hésiter à faire bouger les choses en vue d’atteindre ce but. Il ne veut pas le trouble, ou le chaos, ou détruire pour détruire. Le but ultime, c’est construire. Dans l’Ancien Testament, Dieu envoya le prophète Jérémie « pour déraciner et renverser, pour ruiner et démolir, pour bâtir et planter. » cf. Jr. 1,10
Yago: Une autre fonction est celle du
“guide-traducteur”. Tu dis que la facilitation est à la fois un art et une
science. Tu utilises l’analogie du « broussard traqueur ». Pourrais-tu
la décrire ?
Carl: Le “guide-traducteur” fut une
association de termes. Je n’arrivais pas à choisir entre l’un et l’autre, donc
je les ai mis ensemble. Le concept de traduction est devenu quelque chose de bien
réel pour moi parce que j’ai dû utiliser la traduction dans la plupart de mes
voyages à l’étranger. J’ai été accompagné par des traducteurs en beaucoup
d’endroits en Afrique et j’ai réalisé combien ce service était important pour
mon travail. Non seulement tes idées et ton message sont entre les mains d’un autre
mais aussi ta vie, ton esprit. Le message, en sa totalité, est entre les mains
du traducteur. Certains sont bons, d’autres non. Certains sont très bien
préparés. En aparté, un traducteur m’a dit une fois en forme de
plaisanterie : « Si je ne suis pas d’accord avec ce que tu dis,
je ne le traduirai pas. » J’ai répondu : « Alors, nous aurons un
problème ! » Mais les meilleurs traducteurs sont sur la même longueur
d’onde que toi, mentalement, physiquement et spirituellement. Je me rappelle
l’un des meilleurs traducteurs avec qui j’ai travaillé qui était d’Afrique du
Sud. Il était brillant et il avait un magnifique vocabulaire. Il était capable
de sentir la personne pour laquelle il traduisait. Il apprit, en conséquence, à
imiter le son de ma voix, à refléter mes expressions faciales comme un miroir,
jusqu’aux mouvements de mon corps. Il se mouvait avec moi d’une telle façon
qu’il n’y avait pratiquement pas de faille. Avant que j’aie fini ma phrase, il
avait déjà commencé à traduire et il n’y avait donc jamais de décalage. Il y
avait une danse entre lui et moi, du facilitateur au traducteur.
Koi San |
L’autre analogie est
celle du traqueur. Je pense qu’elle est vraiment intéressante parce qu’elle a
son origine dans une peuplade indigène d’Afrique du Sud, les Koi San, qui
habitent le désert. Pour survivre, ils ont développé l’art de la chasse au long
de milliers d’années et ils l’ont transmis par tradition orale, d’une
génération à la suivante. Mais c’était plus qu’une seule tradition orale. Il y
avait toute l’expérience corporelle – chaque capacité sensorielle étant
utilisée afin d’apprendre à marcher de telle façon à ne pas être entendus. Ils
apprirent les signes avant-coureurs des saisons, des vents, des nuages, des
orages. Ils pouvaient déchiffrer les empreintes de chaque animal, identifier le
cri distinctif des animaux, non seulement celui des différentes espèces mais
aussi le cri utilisé à l’intérieur d’un groupe de même espèce. Ainsi, ils
savaient quand les babouins se battaient, s’accouplaient, étaient affamés ou
bien quand ils envoyaient un message d’alarme. Apparemment, les babouins font
un appel distinct quand ils rencontrent les restes d’un carnage de lions.
Ainsi, un bon traqueur écoutant ces sons peut conduire les touristes près des
lions. Ces traqueurs lisent et interprètent les signes de la nature, du monde,
de l’eau, des sables, du sol et des lacs. Aujourd’hui, ils sont devenus des
guides très populaires pour des touristes, ou des traqueurs pour ceux qui
veulent vivre une expérience remarquable et authentique. Ces traqueurs peuvent
se faufiler et arriver très près des grands et dangereux prédateurs, comme les
lions, sans se faire remarquer. Dans l’ancien temps, c’était une habileté
nécessaire pour pouvoir utiliser avec succès l’arc de chasse ou la flèche
empoisonnée.
Un bon facilitateur est comme un traqueur, il doit utiliser tous ses sens et sa capacité intuitive. Il ne s’agit pas seulement de ce que tu vois, de ce que tu sais, de ce que tu dis. Ce n’est pas seulement ce qui est évident, c’est au-delà de cela. Le facilitateur attentif peut sentir le pouls du groupe. Il est attentif à la température du groupe, si les participants sont fatigués, confus, en colère, frustrés ou ennuyés. Un facilitateur mature doit percevoir cela. Et de la même manière que les traditions indigènes des traqueurs Koi San sont en train de disparaître, ainsi en est-il de l’art d’une sage facilitation qui est en voie de disparition quand elle est réduite à la seule dimension intellectuelle et dépourvue d’esprit et d’âme. Il y a beaucoup d’autres manières de connaître, de transmettre une information, et de partager des espaces communs et une expérience communautaire significative.
Un bon facilitateur est comme un traqueur, il doit utiliser tous ses sens et sa capacité intuitive. Il ne s’agit pas seulement de ce que tu vois, de ce que tu sais, de ce que tu dis. Ce n’est pas seulement ce qui est évident, c’est au-delà de cela. Le facilitateur attentif peut sentir le pouls du groupe. Il est attentif à la température du groupe, si les participants sont fatigués, confus, en colère, frustrés ou ennuyés. Un facilitateur mature doit percevoir cela. Et de la même manière que les traditions indigènes des traqueurs Koi San sont en train de disparaître, ainsi en est-il de l’art d’une sage facilitation qui est en voie de disparition quand elle est réduite à la seule dimension intellectuelle et dépourvue d’esprit et d’âme. Il y a beaucoup d’autres manières de connaître, de transmettre une information, et de partager des espaces communs et une expérience communautaire significative.
Yago: Une autre fonction est celle du
« porteur-catalyseur ». Ici, tu apportes la magnifique analogie de la
femme africaine qui porte son bébé sur son dos.
Carl: Ce fut difficile. Je sais que cela allait à l’encontre
de la littérature occidentale qui dit que nous ne devons pas “porter” le
conflit, que nous devons être objectifs ; toujours selon cette
littérature, le médiateur doit maintenir une distance objective entre
lui/elle-même et le problème et le remettre aux acteurs du conflit. L’idée de
« porteur » sonne périlleuse – le médiateur est soupçonné de condescendance
envers les parties en « portant » le conflit pour elles. Il peut être
accusé de rendre les parties dépendantes de lui en « portant » le
conflit pour elles.
Je ne pense pas que la fonction de
“porteur” affaiblisse. Je suis d’accord que nous devons donner plein pouvoir
aux parties et aux acteurs en conflit. Mais je relève ceci : en Afrique,
j’ai vu que la fonction de médiation n’était donnée ni à un étranger parce
qu’il est objectif ni à un professionnel rémunéré. Elle était donnée à
quelqu’un qui était connecté à un large réseau social et qui avait beaucoup
d’influence dans le village ou dans la ville, et qui d’habitude avait beaucoup
de responsabilités. C’étaient des aînés et des responsables en beaucoup de
différents secteurs de la société. Le conflit était donc une chose de plus à
porter et c’était un fardeau ; c’était une grande responsabilité. Les
médiateurs ne portent pas nécessairement la solution du problème; ils assument
le processus. C’est ce à quoi je pense en parlant de "porteur".
Quant à l’analogie des femmes africaines
qui portent le bébé dans leur dos ou devant elles, elles le portent où qu’elles
aillent, au marché, pendant le travail à la ferme, quand elles vont travailler
en ville, à l’église, partout. En ce sens, le lien entre la maman et l’enfant
est extraordinaire. Quand la maman porte l’enfant sur elle, elle a beaucoup à
faire. Parfois, l’enfant dort et parfois il est très actif. Ainsi, un médiateur
assume la relation et le travail. Parfois, l’enfant est malheureux. En tant que
médiateur, tu dois encore être comme la maman, comme l’accoucheuse dans ce
processus.
Le catalyseur est un mot scientifique. Il
exprime quelque chose de notre fonction comme médiateurs. Le monde scientifique
nous dit qu’une entité catalytique est une substance qui, lorsqu’elle est
combinée avec une autre substance, peut transformer la forme de cette autre
substance sans pour autant être changée elle-même. Maintenant, tu ne dois pas
pousser l’analogie trop loin parce que nous voulons aussi être ouverts, être
changés dans le processus du conflit en transformation, mais non pas d’une
manière négative.
Nous ne voulons pas perdre notre identité et devenir distraits, déformés, troublés par notre propre traumatisme, ou par notre propre histoire et perdre de vue notre fonction de guides. Nous devons marcher avec les autres, les accompagner dans le conflit, sans devenir tendancieux, ou bien sans tomber dans la même colère, ou la même violence, ou la même attitude haineuse – ce que nous appelons un traumatisme vicaire ou secondaire.
Nous ne voulons pas perdre notre identité et devenir distraits, déformés, troublés par notre propre traumatisme, ou par notre propre histoire et perdre de vue notre fonction de guides. Nous devons marcher avec les autres, les accompagner dans le conflit, sans devenir tendancieux, ou bien sans tomber dans la même colère, ou la même violence, ou la même attitude haineuse – ce que nous appelons un traumatisme vicaire ou secondaire.
Yago: Dans l’analogie de la femme et du bébé, qui est qui dans
le contexte du conflit?
Carl: Oui, quand je parle du porteur, je pense à la maman qui
porte le bébé et qui est le modèle du médiateur tandis que le bébé est le
conflit, si tu veux.
J’assure une médiation actuellement avec
quelques professionnels de la santé, dans un hôpital. Je la porte jusqu’à ce
que le contrat se termine. Nous avons la tâche et la responsabilité de porter
ce processus avec nous, jusqu’à ce qu’il soit terminé ou résolu, ou que nous
puissions le laisser et que cela puisse continuer de soi-même.
Yago: La dernière fonction, qui résume tout le reste, est celle
d’artisan de paix comme "guérisseur". Celui qui cherche à établir la paix
est appelé à être un soignant, un confident et un conseiller. Comme tu l’as dit
auparavant dans l’entretien, construire la paix demande l’imbrication de
plusieurs disciplines, guérison de traumatisme et transformation du conflit
sont intimement liés.
Rwandan Refugees |
L’autre part de cette fonction de guérison
touche de nouveau le spirituel et l’intuition. Pour guérir, il ne s’agit pas
d’appliquer une technique où que nous allions. C’est plutôt un processus pour
essayer de comprendre de manière spirituelle le contexte – de voir le non-vu et
de comprendre l’histoire derrière l’histoire pour appliquer les mécanismes
corrects de guérison. Guérir prend différentes formes. Elles dépendent du
contexte et de la manière selon laquelle la guérison sera expérimentée et
comprise. Une fois encore, à partir de ma propre tradition, si tu regardes
Jésus, il n’avait pas la même formule pour chacun. Il avait une formule
différente parce qu’il se mettait d’abord à l’écoute de ce que chaque personne
voulait. Il regardait dans leur cœur. Il regardait, voyait, et ensuite il
répondait.
Par exemple, dans le cas de la femme prise en situation d’adultère, il ne chassa pas le démon de l’adultère hors d’elle. Autant que nous pouvons l’affirmer à partir des écrits évangéliques, Jésus lui dit : « va et, désormais, ne pèche plus ». Essentiellement, Jésus lui disait : « Tu t’es prise au piège toi-même dans un réseau social de péché, dans un modèle de comportement destructeur. Tu peux prendre la décision de t’en sortir. Je t’en défie, quitte-le. » Jésus lui donnait le choix de quitter une vie brisée et d’aller vers une guérison. Je suis sûr qu’il devait y avoir d’autres problèmes structurels à considérer mais, pour diverses raisons, Jésus savait qu’elle disposait d’un certain nombre de choix possibles et qu’elle pouvait sortir de cette oppression. D’autres personnes que Jésus a rencontrées étaient sous la domination d’une désolation spirituelle obscure. Jésus puisa dans le domaine spirituel, par la prière, afin de changer leur situation et de les libérer. D’autres encore, qui s’approchaient de Jésus pour une guérison, semblaient souffrir seulement d’une maladie physique (telle la cécité) et il n’y avait aucune dynamique spirituelle pour cela. C’était un phénomène naturel. Jésus touchait les yeux et ils étaient physiquement guéris.
A d’autres encore, Jésus prescrivait un diagnostic spirituel. Nicodème vint vers Jésus à minuit, et celui-ci lui dit : « Tu dois renaître ». Jésus donnait une ordonnance spirituelle en vue de la guérison. Il n’a pas prié sur Nicodème pour qu’il soit exorcisé du démon du doute – tu comprends ce que je pense ?- Nous, nous avons une tendance à nous en tenir à une façon de guérir et, ensuite, nous essayons de l’appliquer partout, pensant que l’Esprit travaille seulement de cette manière. Je pense que nous devons chercher à nous accorder avec le contexte spécifique, avec le besoin spécifique et agir intuitivement à ce niveau, ce qui signifie que nous devons nous ressourcer tout le temps auprès de l’Esprit.
Par exemple, dans le cas de la femme prise en situation d’adultère, il ne chassa pas le démon de l’adultère hors d’elle. Autant que nous pouvons l’affirmer à partir des écrits évangéliques, Jésus lui dit : « va et, désormais, ne pèche plus ». Essentiellement, Jésus lui disait : « Tu t’es prise au piège toi-même dans un réseau social de péché, dans un modèle de comportement destructeur. Tu peux prendre la décision de t’en sortir. Je t’en défie, quitte-le. » Jésus lui donnait le choix de quitter une vie brisée et d’aller vers une guérison. Je suis sûr qu’il devait y avoir d’autres problèmes structurels à considérer mais, pour diverses raisons, Jésus savait qu’elle disposait d’un certain nombre de choix possibles et qu’elle pouvait sortir de cette oppression. D’autres personnes que Jésus a rencontrées étaient sous la domination d’une désolation spirituelle obscure. Jésus puisa dans le domaine spirituel, par la prière, afin de changer leur situation et de les libérer. D’autres encore, qui s’approchaient de Jésus pour une guérison, semblaient souffrir seulement d’une maladie physique (telle la cécité) et il n’y avait aucune dynamique spirituelle pour cela. C’était un phénomène naturel. Jésus touchait les yeux et ils étaient physiquement guéris.
A d’autres encore, Jésus prescrivait un diagnostic spirituel. Nicodème vint vers Jésus à minuit, et celui-ci lui dit : « Tu dois renaître ». Jésus donnait une ordonnance spirituelle en vue de la guérison. Il n’a pas prié sur Nicodème pour qu’il soit exorcisé du démon du doute – tu comprends ce que je pense ?- Nous, nous avons une tendance à nous en tenir à une façon de guérir et, ensuite, nous essayons de l’appliquer partout, pensant que l’Esprit travaille seulement de cette manière. Je pense que nous devons chercher à nous accorder avec le contexte spécifique, avec le besoin spécifique et agir intuitivement à ce niveau, ce qui signifie que nous devons nous ressourcer tout le temps auprès de l’Esprit.
Yago: Merci pour avoir partagé avec nous ton expérience
relative aux différentes fonctions de celui qui intervient pour faciliter un
processus destiné à instaurer la paix. Cela montre clairement la richesse et
les demandes de ce domaine. Nous avons certainement reçu de bonnes lignes
directrices en vue du discernement réflexif et permanent que nous sommes
appelés à exercer en tant qu’artisans de paix.
Carl, nous avons terminé notre entretien.
Cela fut un magnifique partage. Je te suis très reconnaissant de ta générosité.
Tu as partagé en profondeur au sujet de ton expérience dans le domaine de la
construction de la paix. Vraiment, c’est ta vocation et ta passion. Merci pour
avoir partagé avec nous ton propre cheminement et tes trésors intérieurs.
Carl: Merci, Yago. C’était un plaisir. Comme
nous le dirions en isiZulu, “Siyabonga” (merci).
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