La sagesse d’un itinéraire de vie
Wolfgang Schonecke,
né en 1938, dirige le bureau Afrique-Allemagne à Berlin (www.netzwerkafrika.de). De 1965 à 1982, il
travaille dans la pastorale des soins en Ouganda ; de 1982 à 1992, il
assume des tâches de responsabilités dans la Société des Missionnaires
d’Afrique (Pères Blancs) ; de 1994 à 2001, il dirige le département
pastoral de l’Association des membres de la Conférence épiscopale en l’Afrique
de l’Est (AMECEA).
Yago: Wolfgang, bienvenue sur ce
blog où nous explorons des moyens efficaces pour déconstruire les forces
actuelles d’asservissement. Nous le faisons principalement par de nouvelles
formes de prises de conscience. J’apprécie ta disponibilité pour partager avec
nous ton expérience dans le service
exigeant de Justice et Paix. Nous porterons notre attention, entre autres, sur
les structures et réalités perpétuant l’esclavage moderne. Je voudrais
commencer cette entrevue par une question sur les épreuves de ta jeunesse. Tu
es né en Allemagne, peu avant la deuxième guerre mondiale. Pourrais-tu nous
dire quelque chose de ton enfance, comment la guerre t’a affecté et de quelle
manière cela a façonné ton engagement dans Justice et Paix ?
Berlin 1945 |
Wolfgang: dans ma première enfance, j’ai
souvent passé les nuits dans des abris antiaériens; j’ai été témoin de la violence
de soldats russes et j’ai souffert de la faim et du froid des années d’après-guerre.
Missionnaire en Ouganda, j’ai vécu deux années de guerre, témoin de la terreur
exercée par l’armée ougandaise sur des civils sans défense. Comme enfant, tu te
sens absolument désarmé face à la violence physique. Comme adulte, tu éprouves
un fort désir de réagir pour changer la situation intolérable. La réaction
spontanée est celle de la contre-violence, le désir d’éliminer l’agresseur. Les
psaumes expriment souvent le désir du peuple opprimé d’écraser ses ennemis. Si
nous ne pouvons pas réaliser cette menace, nous le faisons souvent dans nos
rêves et fantasmes. Il arrive que nous oubliions l’expérience et nous
continuons à vivre.
En méditant au sujet de la personne de Jésus et en lisant
des prophètes de la non-violence, j’ai réalisé qu’il existe une autre
voie : non pas supprimer le souvenir de la violence mais, plutôt, faire
face à la présente réalité de violence en essayant de la transformer d’une
façon non-violente.
Mon expérience de la violence est ambiguë. Elle suscite
de forts sentiments contre le coupable mais, aussi, elle me donne une plus
grande sensibilité et compassion envers les personnes dont l’intégrité et la
dignité sont violées. D’une certaine manière, mon engagement dans Justice et
Paix est le fruit de l’expérience de l’injustice pendant mon enfance mais,
aussi, en beaucoup d’autres moments de ma vie.
Yago: Tu as été actif en Justice
et Paix en Afrique et en Europe pendant des décades. Pourrais-tu nous partager
brièvement quelque chose de ta vie en ce domaine ? Quel rôle
ont joué ta formation permanente et les temps sabbatiques en cela ?
Wolfgang: il y eut de nombreuses et
diverses expériences durant ma vie missionnaire; elles ont façonné ma sensibilité
aux injustices et ouvert différentes manières d’y répondre.
La prison centrale de Luzira |
Pendant la guerre civile en Ouganda, j’étais aumônier à
la prison centrale de Luzira. L’endroit était surpeuplé. Deux mille prisonniers
politiques s’y trouvaient, qui n’étaient jamais certains de survivre jusqu’au
lendemain. Je n’ai jamais expérimenté si profondément le pouvoir de la Parole
de Dieu. Dans cette précaire situation, nous avons lu ensemble le livre
difficile de l’Apocalypse. Il est devenu pour eux une source de paix intérieure
et de confiance.
Les années d’oppression politique et de guerre civile en
Ouganda, sous Amin Dada et Obote, ont laissé leurs marques en moi. Ma formation
et mon image personnelles ne me permettaient pas de fuir les dangers. J’étais
responsable du groupe et pensais que je ne pouvais pas admettre la faiblesse.
C’est seulement quand j’ai quitté l’Ouganda que les tensions ont commencé à se
manifester et que j’ai fait une dépression. Ce fut un temps très dur, mais
fructueux. J’ai appris davantage sur moi-même et le travail du Seigneur que
dans toutes mes années de formation.
J’ai eu plus tard le privilège d’un temps sabbatique au
Collège théologique de Maryknoll. Ce fut un temps de bénédictions et
d’approfondissement, un temps de guérison intérieure des blessures de la
violence.
La beauté de la nature environnante, la richesse des relations entre étudiants venus de toutes les parties du monde, les nombreux moments de partages d’expériences et de recherches de réponses, un regard renouvelé sur la Bible, les apports de la théologie de la libération et, le plus important, l’écoute empathique d’un conseiller, tout cela a contribué à renouveler ma vision et mon engagement.
La beauté de la nature environnante, la richesse des relations entre étudiants venus de toutes les parties du monde, les nombreux moments de partages d’expériences et de recherches de réponses, un regard renouvelé sur la Bible, les apports de la théologie de la libération et, le plus important, l’écoute empathique d’un conseiller, tout cela a contribué à renouveler ma vision et mon engagement.
J’ai travaillé ensuite pour la Conférence des évêques de
l’Est africain, à Nairobi, au Kenya. Le premier Synode africain de 1994 avait
récemment eu lieu, fortement influencé
par le génocide au Rwanda et la victoire miraculeuse sur l’apartheid en Afrique
du Sud, la même année. Il en résultait un fort accent sur le travail de
l’Eglise en Justice et Paix.
Fr. Peter Henriot, S.J. |
Nous avons utilisé le « Cycle pastoral »
du Père Pete Henriot pour conscientiser les gens d’Eglise. C’était une méthode
plus élaborée de la version de Voir-Juger-Agir. Depuis douze ans maintenant, je
fais ce même genre de travail en Allemagne. C’est beaucoup plus difficile. La
machine politique est complexe et déroutante, et l’influence des mouvements professionnels
de pressions qui travaillent pour des corporations et des intérêts financiers
est toute puissante. J’ai peu à peu appris à travailler pour la justice non en
vue des résultats mais parce que je crois que c’est mon devoir de chrétien et
d’être humain.
Yago: Tu parles de la complexité
et de la confusion de l’actuelle machine politique en Allemagne. Cela rend la
tâche de Justice et Paix très difficile. Jean-Paul Lederach dit dans son
entrevue que la construction de la paix a toujours eu la tentation d’aller vers les structures. Il mentionne le
grand défi de conserver le sens du but dans un domaine en permanente évolution.
Que pourrais-tu commenter à ce sujet ?
Wolfgang: Justice et Paix inclut deux niveaux. Le niveau de la sensibilisation:
devenir conscient de l’injustice et rendre les personnes conscientes de leurs
propres responsabilités, en changeant les préjugés innés et en provoquant les
faux systèmes de valeurs. L’autre niveau
est politique: essayer de modifier les structures politiques et
économiques et les arrangements du pouvoir qui créent et perpétuent l’injustice.
Lederach a raison: « dans la communauté de justice et paix »
nous tendons à dépenser beaucoup de temps et d’énergie dans des campagnes et
des actions et à négliger la dimension éthique et spirituelle des problèmes de
justice. Changer les structures est très difficile et survient seulement
occasionnellement. Changer la manière de penser des gens est encore plus
difficile. Mais c’était le point de départ de Jésus. Son premier appel
concernait un changement dans la manière de penser.
L’approche structurelle est nécessaire mais insuffisante.
Elle tend à nous faire penser en termes de structures justes et injustes et, de
là, à conclure que les personnes engagées en elles le sont aussi. La pensée
structurelle nous renvoie facilement vers la pensée dualiste que nous voulons
abolir.
Yago: La résilience est un
impératif fondamental pour les artisans de paix présent au cœur d’un conflit.
Que pourrais-tu nous dire sur l’importance de développer des qualités de
résilience dans notre vocation ?
Wolfgang: En travaillant de nombreuses
années avec des réfugiés de la Région des Grands Lacs, j’ai beaucoup appris d’eux
au sujet de la résilience, en particulier des femmes. Certaines ont souffert
les plus épouvantables et humiliantes violences, et pourtant conservent une
grande dignité et une volonté étonnante de continuer à vivre. Un pas vers
davantage de résilience fut une nouvelle compréhension de la parabole du semeur
comme étant l’histoire de la propre vie de Jésus. Sa mission d’apporter la
bonne semence aux gens, la bonne nouvelle d’un royaume de justice et de paix,
se termina par un échec total. Et malgré l’échec de sa vie, il affirme avec la
plus grande conviction que Dieu obtiendra la moisson en Son temps. Cela signifie
que notre travail consiste à semer la bonne semence autant que nous le pouvons.
La récolte, les résultats ne sont pas entre nos mains. Cette conviction donne
une certaine sérénité quand les plans et les projets échouent et aussi une plus
grande résilience en situations de conflit.
Yago: C’est un défi pour nous
tous. Assez souvent, dans notre vocation à Justice, Paix et Intégrité de la
création (JPIC), nous voyons les problèmes et les personnes de façon critique
et négative. Ce blog insiste sur l’importance d’utiliser une pensée non-dualiste
dans le domaine de Justice et Paix, une manière de penser qui commence par un
« oui », dans une acceptation fondamentale du conflit
dans lequel nous nous engageons. Comment développer une pensée capable de traiter cette tension ?
Wolfgang: Etant le “produit” d’une école
jésuite, j’ai une forte inclination à considérer les conflits, et d’autres
situations, d’un esprit critique et analytique. Mon correctif est un retour
constant à la Bible et à son approche encourageante et holistique du monde et
des personnes. La première page de la Bible contient un puissant antidote à la
négativité. « Il vit…et le trouva très bon ». Jésus abordait chaque
personne avec ce même regard et trouvait de la bonté en la plus mauvaise. Le
substrat de toute réalité est la bonté, le mal vient plus tard. Mais cela
demande un effort et une discipline pour retourner constamment à ce regard
divin sur les personnes et chercher leur bonté fondatrice.
Yago: L’attitude de Jésus est
très enracinée dans une pensée non-dualiste. Nous observons aujourd’hui une
progressive intégration de la sagesse des traditions religieuses orientales, et,
aussi, une redécouverte, dans l’actualité de notre vie chrétienne, de la nécessité d’une qualité de la présence
et du sens. Comment ce mouvement affecte-t-il notre vocation JPIC ?
Wolfgang: Mon travail me fait lire
beaucoup de documents et discuter avec beaucoup de personnes différentes. A la
fin de la journée, ma tête est saturée de faits, de chiffres et de visages. Les
traditions et techniques orientales m’offrent un chemin pour désencombrer ma
maison intérieure, pacifier mon esprit infatigable, et devenir présent d’abord
à moi-même puis, d’une manière plus profonde, aux personnes que je rencontre au
long du jour sans les avoir précédemment abordées. Alors, il arrive parfois que
je me réveille le matin jouissant d’une grande paix ; les problèmes
irrésolus et la confusion mentale se sont dissipés et chaque chose semble avoir
trouvé sa place ; je peux exprimer facilement et simplement ce pour quoi
j’avais lutté pendant des jours.
Yago: L’ouverture aux religions
orientales et l’inclusion du “grand esprit” nous aident à ouvrir de nouveaux
champs de réflexion dans le domaine de la construction de la paix. Cela fut
déjà exprimé dans des entrevues précédentes de ce blog. Nous commençons à
assimiler de nouveaux concepts tels que « fractal », « univers
holographique », « champ et théorie des cordes ». Nous parlons ici de
la Nouvelle Physique et de la Nouvelle Cosmologie. Quelle est ton impression
générale au sujet de ces nouveaux chemins de la pensée ?
Wolfgang: J’ai lu ces entrevues avec un
grand intérêt. Certaines réflexions étaient nouvelles pour moi. Je ne suis pas
sûr de les avoir toutes comprises. Mais je suis convaincu que nous avons besoin
de trouver de nouvelles images pour exprimer notre vision de la réalité
actuelle. L’ancien vocabulaire de l’Eglise ne transmet plus le message à la
plus jeune génération. Elle a grandi à une époque différente et elle est en
contact avec une grande diversité de cultures.
Utiliser des images et des
théories de la pensée scientifique peut être stimulant et ouvrir de nouvelles
perspectives. Cependant, nous devons garder à l’esprit que ce sont des images
et des comparaisons de réalités qui défient le langage. L’usage de narrations
scientifiques décrivant des réalités spirituelles me semble quelque peu
semblable à l’usage des paraboles par Jésus : Le Royaume de Dieu est
pareil…. On doit aussi être conscient que seul un groupe relativement restreint de personnes est
familier avec ces théories scientifiques. Pour beaucoup, l’idée d’un univers
holographique est peu parlante.
Yago: Diarmuid O’Murchu parle du
rôle fondamental de la mentalité patriarcale et anthropocentrique comme étant
un élément clé expliquant la persistance de l’asservissement de millions de
personnes en situations d’esclavage, tant physique que non-physique. Que
voudrais-tu dire de cela ?
Wolfgang: Si, par patriarcat, nous
comprenons la domination de l’homme sur la femme, je suis un peu sceptique. L’élément
clé est plutôt la domination d’un être humain sur un autre. Historiquement, des
hommes ont opprimé des femmes pendant des siècles. Mais des femmes sont autant capables
d’oppression. Des « Thatchers » politiques, des mères supérieures
tyranniques dans les couvents, des épouses dominant leur mari, de cruelles gardiennes des camps de
concentration, des femmes compromises dans le commerce sexuel d’autres femmes
sont aussi de tristes réalités. Le pouvoir peut corrompre autant les hommes que
les femmes. Les deux ont besoin de conversion. La vocation de tous, hommes et
femmes, est de devenir serviteurs de l’autre.
Une mentalité anthropocentrique a effectivement conduit à
de terribles abus sur la nature. Mais je suis autant préoccupé par la tendance
à aller dans l’autre extrême : à savoir que, comme humains, nous sommes
identiques à la nature. Les deux sont vrais : nous sommes une composante
du monde naturel, nous sommes unis à la réalité dans son ensemble et, en même
temps, nous faisons face à la nature, dans l’étonnement et l’admiration, cherchant
à la comprendre, ce qu’aucune autre composante de la nature ne peut faire.
Gardons l’équilibre !
Yago: Selon toi, quels sont les mobiles
cachés, ou éléments du subconscient, qui fomentent l’esclavage moderne?
Wolfgang: Les mobiles de l’esclavage
moderne, conscients et inconscients, sont-ils si différents de ceux qui ont prévalu à l’organisation du commerce
esclavagiste transatlantique et ailleurs? Mon impression est que les deux
sont motivés par l’étrange et irrationnelle soif de pouvoir, de richesse et de
contrôle, les richesses étant le moyen de gagner et de conserver le pouvoir.
Aujourd’hui, nous pouvons peut-être occulter ces mobiles plus facilement par
des justifications idéologiques ou théologiques; c’est important d’être
conscients de nos subtils mensonges. Le grand défi demeure l’identification de
nos subtils mécanismes d’acquisition de domination sur autrui, que cela soit
dans nos fantasmes, notre langage ou les petites compétitions et luttes de
pouvoir au quotidien.
Yago: Tu parles du défi de l’identification
de nos subtils mécanismes de recherche de domination sur autrui. Le monde
actuel est bâti sur un système économique injuste. Il y a urgence à
reconsidérer et à reformuler le système économique mondial. Que peux-tu dire de ton travail en ce
domaine ?
Wolfgang: Notre réseau de congrégations
religieuses a travaillé pendant dix ans sur divers problèmes globaux de justice
ou plutôt d’injustice : le problème de la dette, le trafic des armes et
les enfants soldats, les injustes relations commerciales et les droits de
brevets. Quand tu analyses ces problèmes, tu deviens conscient que tous ont la
même racine : un système économique qui ne sert plus les besoins des
personnes mais utilise les ressources naturelles et humaines dans le but
principal d’un profit maximum. Nous devenons progressivement conscients que ce
système est dysfonctionnel. Il élargit le fossé entre quelques super-riches et les
milliards de laissés pour compte. Il épuise les ressources naturelles et
provoque tellement de pollution que la survie de la biosphère est menacée. Il
met une telle pression sur les employés pour produire davantage en moins de
temps que les « burn-out » deviennent endémiques. Le pire de tout, il
détruit l’esprit humain en transformant « l’homo sapiens » en
« homo economicus », défini exclusivement par la capacité de produire
et de consommer. Nos capacités humaines de réflexion créatrice, de liberté de
décision et d’amour gratuit sont systématiquement érodées.
Une cause importante de cette tendance est le manque de réflexion
holistique. La science économique s’est coupée des autres disciplines vitales
des sciences humaines. Elle tend à refuser toute considération éthique, à
ignorer l’impact social, à ne pas considérer la destruction écologique sur le
long terme. Elle fonctionne comme des cellules de cancer qui se développent
rapidement, indépendamment du corps, se nourrissant du corps et finalement le
détruisant.
Mais il y a un tollé croissant et un appel pour une
« grande transformation ». C’est ainsi que le Conseil scientifique du
gouvernement allemand l’a appelée dans un document impressionnant qui décrit en
détails comment notre économie doit être modifiée si nous voulons survivre
physiquement et socialement. C’est maintenant mon principal domaine d’intérêt.
Il y a une littérature abondante montrant comment nous pouvons vivre mieux sans
piller la terre, comme l’affirme l’étude récente de Tim Jackson « Economie
pour une planète limitée. » Je suis
heureux que le pape parle fréquemment de ce grand défi de l’humanité.
Malheureusement, beaucoup de leaders ecclésiastiques ignorent encore cette
menace. Voilà trois ans, j’étais dans un groupe en Allemagne qui publia un
« Appel pour une Eglise prophétique », défiant leurs compagnons
croyants à considérer les dangers encourus par l’humanité et à engager un
dialogue pour trouver les nécessaires alternatives. Ainsi faisaient les
prophètes d’alors quand leur société était menacée par un désastre national.
Yago: Des systèmes économiques
injustes ont causé d’énormes peines et souffrances au long de l’histoire.
Reconnaître le préjudice causé par des siècles d’oppression et de colonisation
et guérir les blessures apparaît fondamental
pour un nouvel ordre mondial visant une paix permanente. Qu’en penses-tu ?
Wolfgang: admettre ouvertement la
culpabilité est probablement la tâche la plus difficile pour une personne et encore
plus pour des communautés et institutions. D’après mon expérience d’Afrique, la
reconnaissance d’une culpabilité personnelle est seulement possible entre de
vrais amis ou dans la célébration du sacrement de réconciliation où le secret
du confessionnal offre un espace sûr pour admettre la vérité. Malheureusement,
les Eglises ne donnent pas le bon exemple. Elles ont peur d’admettre leurs
graves erreurs historiques dans la crainte de perdre leur crédibilité. Si c’est impossible pour les Eglises, comment
une race ou une civilisation entière peut-elle admettre des siècles d’attitudes
racistes et de comportements criminels? La peur de la demande d’actes concrets
de réparation paralyse les gouvernements, en particulier. Mais, l’admission
publique de la culpabilité ouvre la voie royale de la réconciliation.
Un
exemple classique est la réconciliation, après la deuxième guerre mondiale, il
y a 50 ans, entre les ennemis qu’étaient l’Allemagne et la France. Est-ce
possible entre les puissances coloniales et les colonisés? C’est encore plus
difficile parce que les structures coloniales d’exploitation sont encore en
place, en beaucoup de différentes manières.
De plus, l’admission de la culpabilité n’est pas à sens unique. Le commerce
des esclaves et l’exploitation coloniale furent seulement possible avec la
coopération des élites locales corrompues et consentantes. Ce n’est pas
différent aujourd’hui.
Yago: La même énergie qui évite
la reconnaissance des torts est aussi celle qui maintient et prolonge
l’esclavage dans la société actuelle. Quelles sont quelques-unes des structures
qui perpétuent l’esclavage moderne dans ses diverses formes?
Wolfgang: Je mentionnerai seulement
quelques-uns des multiples commerces de l’esclavage moderne.
- · L’exemple le plus terrifiant est la traite humaine. Des dizaines de milliers de jeunes filles et de femmes de l’Europe de l’Est et du Sud (global) sont forcées de se prostituer en Europe, laquelle s’enorgueillit pourtant de sa situation de droit. Aux deux extrémités de la chaîne, il y a des éléments criminels.
- · Une autre forme menaçante de néo-colonialisme est l’accaparement des terres. D’énormes espaces de terre les plus fertiles sont soustraits aux communautés locales et transmis à des banques, des fonds d’investissements, des industries agro-alimentaires, des compagnies de biocarburant et autres groupes intéressés.
- · La dette a été une autre structure pour exploiter les pauvres. Des gouvernements corrompus obtiennent des crédits. L’argent disparaît ou est utilisé dans des projets improductifs. Alors, la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire international imposent un “programme d’ajustement structurel” qui frappe le pauvre et seulement profite aux investisseurs et créditeurs. Je l’ai vu se produire en Afrique, dans les années 80, lors de la “décade du développement perdu”. Nous observons aujourd’hui le même modèle à l’œuvre en Grèce, créant le chaos social. Notre réseau allemand de la dette a argumenté pendant des années pour créer une procédure d’arbitrage, structurée pour des Etats souverains surendettés, suivant une loi d’insolvabilité des compagnies en faillite, comme une juste solution pour la crise actuelle de la dette qui paralyse tellement de pays.
Yago: La propriété foncière a
été une cause de souffrances pendant des milliers d’années. Suivant ton
commentaire au sujet de la forme menaçante de néo-colonialisme appelée « land
grabbing », pourrais-tu développer les raisons de cette grande ruée
foncière, les conséquences sur le long-terme et comment cela devient un défi
pour les Eglises, spécialement sur le continent africain?
Wolfgang: Le « land grabbing »
n’est pas nouveau. Dans la Bible, le Roi
Ahab tue son voisin Naboth pour s’approprier sa
vigne (1Rois 21). L’entreprise coloniale incluait l’appropriation de la
terre. Ce qui est nouveau, c’est la quantité de terres impliquées, les
personnes qui accaparent et les méthodes employées. Aucune armée n’est
nécessaire aujourd’hui, un changement de réglementation foncière est suffisant
pour déshériter des millions de personnes en faveur d’investisseurs.
La vague d’acquisition de terrains est connectée aux
séries de crises que le monde a connues pendant la dernière décade. Le changement climatique et la prise de
conscience que le pétrole s’épuise ont généré le projet d’utiliser des terrains
pour le biocarburant, créant ainsi une compétition entre nourriture et énergie.
Aux Etats-Unis d’Amérique, le 40% de la récolte de maïs est transformée en éthanol.
Alors, est venue la crise financière et alimentaire de 2008. Les pays
importateurs de nourriture comme les Etats du Golfe ont décidé de chercher des
terrains fertiles à l’étranger pour garantir la sécurité alimentaire de leur
population du fait qu’ils ne pouvaient plus se fier au marché mondial. Après le
krach financier, les investisseurs ont cherché de nouvelles opportunités et les
terrains ont promis des bénéfices sûrs et substantiels. D’autres facteurs ont
aussi contribué: la croissance rapide des villes, l’activité minière,
l’industrie touristique en expansion, tout cela demande des terrains,
généralement là où d’autres personnes vivent déjà. Très souvent, leurs traditionnels droits
communaux sont simplement ignorés. Elles
sont exclues de leurs terres familiales, sans une compensation significative.
Les pauvres ruraux perdent ainsi leurs dernières ressources et leurs moyens de
subsistance. Ils migrent vers les slums des mégapoles ou tentent leur chance à
l’étranger.
Si les Eglises sont sérieuses dans leur option pour les
pauvres, il y a ici une cause valide pour laquelle combattre. Il y a un document très clair du Vatican en
1997 sur la réforme foncière condamnant sévèrement –dans la tradition des
prophètes comme Amos et Isaïe – les “latifundia” et l’accumulation de terres
entre les mains de quelques-uns. Mais la plupart des évêques sont demeurés
calmes, en partie, parce que l’Eglise, en certains pays, est un important
propriétaire foncier.
Yago: En quel sens le Jésus historique
a-t-il été une source d’inspiration dans ta vocation JPIC?
Wolfgang: Nous avons étudié les
évangiles pendant “l’Année spirituelle”, une période de notre formation
consacrée à une meilleure connaissance de soi-même et à une rencontre avec le
Seigneur vivant. Dans ce contexte, Jésus nous fut présenté surtout comme un ami
et un guide personnel.
Jose Antonio Pagola |
J’ai compris la dimension politique de ses actions et
paroles provocantes seulement plus tard.
Récemment, j’ai été très inspiré par le “Jésus – une approximation
historique-” de José Antonio Pagola. Il équilibre très bien l’appel de Jésus à un
changement personnel et sa position prophétique pour davantage de justice et de changements sociaux. Ce qui m’interpelle
le plus c’est la quasi violente critique de Jésus à l’encontre de la religion
et des institutions religieuses quand elles deviennent oppressives elles-mêmes
ou légitiment l’oppression. Quelques-unes des critiques de Jésus s’appliquent à
mon Eglise, mais je manque du courage pour le dire clairement. C’est difficile
de critiquer ta mère spirituelle dont tu es tellement redevable.
Yago: Jésus était profondément
compatissant avec les “pécheurs” et les personnes opprimées de son temps. Il a
compris le mécanisme psychologique de l’oppression intériorisée et les besoins
élémentaires de son peuple. Comment la sagesse de Jésus provoque-t-elle notre
vocation exigeante de cheminer avec les “personnes brisées”?
Wolfgang: Seul un contact direct et
personnel avec les victimes de l’oppression religieuse, politique et économique
suscite compassion et engagement pour davantage de justice. Quand je vivais en
Afrique, ce contact direct avec les victimes d’injustices était simplement part
de la vie quotidienne et il était plus facile de sentir la compassion. En
Europe, je le trouve beaucoup plus difficile. L’anonymat dans une ville comme
Berlin et l’institutionnalisation de la compassion par les services sociaux
rendent plus difficile la rencontre du pauvre comme personne. Le système te
pousse à traiter l’injustice à un niveau plus théorique. Pourtant, il y a
tellement de solitude et de détresse cachée derrière les portes closes. Mais
c’est seulement en de rares occasions que je parviens proche d’elles.
Charles Lavigerie |
Yago: Dans la ligne de l’esprit
courageux de Charles Lavigerie, quel type de stratégie envisages-tu pour une
campagne anti-esclavagiste efficace dans le monde actuel?
Wolfgang: Il n’y a pas de recette magique pour créer un monde où tous vivent dans la dignité. Mais je peux voir deux niveaux d’engagement dont nous avons besoin pour attaquer simultanément.
Le premier est le niveau de notre conscience. Il implique
un changement de nos idées, de l’image de nous-mêmes, de celle des humains, de
la société dans laquelle nous voulons vivre, de la nature, de notre identité
spirituelle. C’est un long processus et il doit commencer dans notre esprit
pour se poursuivre dans notre manière de vivre. Il doit recommencer dans les
nouvelles générations.
Le second niveau est politique et structurel. Il implique
de repenser les relations de pouvoir, d’institutions, de lois. Une première
étape consiste à analyser de manière critique et dénoncer les déficiences des
structures et systèmes présents. Mais, en soi, cela ne conduit jamais au
changement, sauf si nous imaginons et expérimentons de manière créative des
solutions alternatives. Souvent, nous nous arrêtons à la seule critique. Mais
seule une vision alternative attractive peut faire gagner le cœur des personnes.
Nous tendons à souligner toutes les choses destructrices et injustes de notre
monde. Jésus, lui, a gagné le cœur des
personnes par une vision fraîche de Dieu et de la personne.
Yago: La formation religieuse
actuelle est-elle assez holistique pour nous équiper en vue de traiter
l’exigeante réalité présente? Serais-tu d’accord de dire que notre formation est encore extrêmement
académique et rationnelle?
Wolfgang: Yago, nous avons vécu
ensemble dans une maison de formation il y a quelques années. Je suppose que
cela n’a pas beaucoup changé. Une formation académique est nécessaire. Les
étudiants ont besoin d’acquérir non tellement une information mais une capacité
d’analyse critique et de réflexion créative. Ils ont besoin aussi de certaines
qualités: s’exprimer clairement, communiquer effectivement, dialoguer
respectueusement, en vue de promouvoir la communauté. Mais ce sont seulement
des instruments. Devenir artisans de paix, promoteurs de réconciliation et de
justice, demande de se connecter et de boire constamment à la source de
l’Esprit vivant. Nous ne donnons pas
assez de temps et d’attention pour nous ouvrir à l’Esprit, pour permettre à la
parole de Jésus de nous provoquer et pour partager nos intuitions et expériences
en communauté, ni pendant la formation, ni après. C’est facile d’écrire à ce
sujet mais le faire dans notre monde agité de ses constants défis et
changements demeure un combat quotidien.
Yago: Merci beaucoup pour ta sagesse et pour le temps accordé à cette
entrevue.
Wolfgang: Merci à toi, Yago!