Friday, February 15, 2013

Série d’entrevues de la campagne anti-esclavagiste. Wolfgang Schonecke.



Structures et réalités empêchant
les “grandes transformations”
La sagesse d’un itinéraire de vie


(Traduction en Français: Jean-Pierre Roth)
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Wolfgang Schonecke, né en 1938, dirige le bureau Afrique-Allemagne à Berlin (www.netzwerkafrika.de). De 1965 à 1982, il travaille dans la pastorale des soins en Ouganda ; de 1982 à 1992, il assume des tâches de responsabilités dans la Société des Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs) ; de 1994 à 2001, il dirige le département pastoral de l’Association des membres de la Conférence épiscopale en l’Afrique de l’Est (AMECEA).





Yago: Wolfgang, bienvenue sur ce blog où nous explorons des moyens efficaces pour déconstruire les forces actuelles d’asservissement. Nous le faisons principalement par de nouvelles formes de prises de conscience. J’apprécie ta disponibilité pour partager avec nous ton expérience  dans le service exigeant de Justice et Paix. Nous porterons notre attention, entre autres, sur les structures et réalités perpétuant l’esclavage moderne. Je voudrais commencer cette entrevue par une question sur les épreuves de ta jeunesse. Tu es né en Allemagne, peu avant la deuxième guerre mondiale. Pourrais-tu nous dire quelque chose de ton enfance, comment la guerre t’a affecté et de quelle manière cela a façonné ton engagement dans Justice et Paix ?

Berlin 1945
Wolfgang: dans ma première enfance, j’ai souvent passé les nuits dans des abris antiaériens; j’ai été témoin de la violence de soldats russes et j’ai souffert de la faim et du froid des années d’après-guerre. Missionnaire en Ouganda, j’ai vécu deux années de guerre, témoin de la terreur exercée par l’armée ougandaise sur des civils sans défense. Comme enfant, tu te sens absolument désarmé face à la violence physique. Comme adulte, tu éprouves un fort désir de réagir pour changer la situation intolérable. La réaction spontanée est celle de la contre-violence, le désir d’éliminer l’agresseur. Les psaumes expriment souvent le désir du peuple opprimé d’écraser ses ennemis. Si nous ne pouvons pas réaliser cette menace, nous le faisons souvent dans nos rêves et fantasmes. Il arrive que nous oubliions l’expérience et nous continuons à vivre.
En méditant au sujet de la personne de Jésus et en lisant des prophètes de la non-violence, j’ai réalisé qu’il existe une autre voie : non pas supprimer le souvenir de la violence mais, plutôt, faire face à la présente réalité de violence en essayant de la transformer d’une façon non-violente.
Mon expérience de la violence est ambiguë. Elle suscite de forts sentiments contre le coupable mais, aussi, elle me donne une plus grande sensibilité et compassion envers les personnes dont l’intégrité et la dignité sont violées. D’une certaine manière, mon engagement dans Justice et Paix est le fruit de l’expérience de l’injustice pendant mon enfance mais, aussi, en beaucoup d’autres moments de ma vie.

Yago: Tu as été actif en Justice et Paix en Afrique et en Europe pendant des décades. Pourrais-tu nous partager brièvement quelque chose de ta vie en ce domaine ? Quel   rôle ont joué ta formation permanente et les temps sabbatiques en cela ?

Wolfgang: il y eut de nombreuses et diverses expériences durant ma vie missionnaire; elles ont façonné ma sensibilité aux injustices et ouvert différentes manières d’y répondre.
La prison centrale de Luzira
Pendant la guerre civile en Ouganda, j’étais aumônier à la prison centrale de Luzira. L’endroit était surpeuplé. Deux mille prisonniers politiques s’y trouvaient, qui n’étaient jamais certains de survivre jusqu’au lendemain. Je n’ai jamais expérimenté si profondément le pouvoir de la Parole de Dieu. Dans cette précaire situation, nous avons lu ensemble le livre difficile de l’Apocalypse. Il est devenu pour eux une source de paix intérieure et de confiance.
Les années d’oppression politique et de guerre civile en Ouganda, sous Amin Dada et Obote, ont laissé leurs marques en moi. Ma formation et mon image personnelles ne me permettaient pas de fuir les dangers. J’étais responsable du groupe et pensais que je ne pouvais pas admettre la faiblesse. C’est seulement quand j’ai quitté l’Ouganda que les tensions ont commencé à se manifester et que j’ai fait une dépression. Ce fut un temps très dur, mais fructueux. J’ai appris davantage sur moi-même et le travail du Seigneur que dans toutes mes années de formation.
J’ai eu plus tard le privilège d’un temps sabbatique au Collège théologique de Maryknoll. Ce fut un temps de bénédictions et d’approfondissement, un temps de guérison intérieure des blessures de la violence.
La beauté de la nature environnante, la richesse des relations entre étudiants venus de toutes les parties du monde, les nombreux moments de partages d’expériences et de recherches de réponses, un regard renouvelé sur la Bible, les apports de la théologie de la libération et, le plus important, l’écoute empathique d’un conseiller, tout cela a contribué à renouveler ma vision et mon engagement.
J’ai travaillé ensuite pour la Conférence des évêques de l’Est africain, à Nairobi, au Kenya. Le premier Synode africain de 1994 avait récemment  eu lieu, fortement influencé par le génocide au Rwanda et la victoire miraculeuse sur l’apartheid en Afrique du Sud, la même année. Il en résultait un fort accent sur le travail de l’Eglise en Justice et Paix.
Fr. Peter Henriot, S.J.
Nous avons utilisé le « Cycle pastoral » du Père Pete Henriot pour conscientiser les gens d’Eglise. C’était une méthode plus élaborée de la version de Voir-Juger-Agir. Depuis douze ans maintenant, je fais ce même genre de travail en Allemagne. C’est beaucoup plus difficile. La machine politique est complexe et déroutante, et l’influence des mouvements professionnels de pressions qui travaillent pour des corporations et des intérêts financiers est toute puissante. J’ai peu à peu appris à travailler pour la justice non en vue des résultats mais parce que je crois que c’est mon devoir de chrétien et d’être humain.

Yago: Tu parles de la complexité et de la confusion de l’actuelle machine politique en Allemagne. Cela rend la tâche de Justice et Paix très difficile. Jean-Paul Lederach dit dans son entrevue que la construction de la paix a toujours eu la tentation  d’aller vers les structures. Il mentionne le grand défi de conserver le sens du but dans un domaine en permanente évolution. Que pourrais-tu commenter à ce sujet ?

Wolfgang: Justice et Paix inclut deux niveaux. Le niveau de la sensibilisation: devenir conscient de l’injustice et rendre les personnes conscientes de leurs propres responsabilités, en changeant les préjugés innés et en provoquant les faux systèmes de valeurs.  L’autre niveau est politique: essayer de modifier les structures politiques et économiques et les arrangements du pouvoir qui créent et perpétuent l’injustice. Lederach a raison: « dans la communauté de justice et paix » nous tendons à dépenser beaucoup de temps et d’énergie dans des campagnes et des actions et à négliger la dimension éthique et spirituelle des problèmes de justice. Changer les structures est très difficile et survient seulement occasionnellement. Changer la manière de penser des gens est encore plus difficile. Mais c’était le point de départ de Jésus. Son premier appel concernait un changement dans la manière de penser.
L’approche structurelle est nécessaire mais insuffisante. Elle tend à nous faire penser en termes de structures justes et injustes et, de là, à conclure que les personnes engagées en elles le sont aussi. La pensée structurelle nous renvoie facilement vers la pensée dualiste que nous voulons abolir.

Yago: La résilience est un impératif fondamental pour les artisans de paix présent au cœur d’un conflit. Que pourrais-tu nous dire sur l’importance de développer des qualités de résilience dans notre vocation ?

Wolfgang: En travaillant de nombreuses années avec des réfugiés de la Région des Grands Lacs, j’ai beaucoup appris d’eux au sujet de la résilience, en particulier des femmes. Certaines ont souffert les plus épouvantables et humiliantes violences, et pourtant conservent une grande dignité et une volonté étonnante de continuer à vivre. Un pas vers davantage de résilience fut une nouvelle compréhension de la parabole du semeur comme étant l’histoire de la propre vie de Jésus. Sa mission d’apporter la bonne semence aux gens, la bonne nouvelle d’un royaume de justice et de paix, se termina par un échec total. Et malgré l’échec de sa vie, il affirme avec la plus grande conviction que Dieu obtiendra la moisson en Son temps. Cela signifie que notre travail consiste à semer la bonne semence autant que nous le pouvons. La récolte, les résultats ne sont pas entre nos mains. Cette conviction donne une certaine sérénité quand les plans et les projets échouent et aussi une plus grande résilience en situations de conflit.

Yago: C’est un défi pour nous tous. Assez souvent, dans notre vocation à Justice, Paix et Intégrité de la création (JPIC), nous voyons les problèmes et les personnes de façon critique et négative. Ce blog insiste sur l’importance d’utiliser une pensée non-dualiste dans le domaine de Justice et Paix, une manière de penser qui commence par un « oui », dans une  acceptation fondamentale  du conflit dans lequel nous nous engageons. Comment développer une pensée  capable de traiter cette tension ?

Wolfgang: Etant le “produit” d’une école jésuite, j’ai une forte inclination à considérer les conflits, et d’autres situations, d’un esprit critique et analytique. Mon correctif est un retour constant à la Bible et à son approche encourageante et holistique du monde et des personnes. La première page de la Bible contient un puissant antidote à la négativité. « Il vit…et le trouva très bon ». Jésus abordait chaque personne avec ce même regard et trouvait de la bonté en la plus mauvaise. Le substrat de toute réalité est la bonté, le mal vient plus tard. Mais cela demande un effort et une discipline pour retourner constamment à ce regard divin sur les personnes et chercher leur bonté fondatrice. 

Yago: L’attitude de Jésus est très enracinée dans une pensée non-dualiste. Nous observons aujourd’hui une progressive intégration de la sagesse des traditions religieuses orientales, et, aussi, une redécouverte, dans l’actualité de notre vie chrétienne,  de la nécessité d’une qualité de la présence et du sens. Comment ce mouvement affecte-t-il notre vocation JPIC ?

Wolfgang: Mon travail me fait lire beaucoup de documents et discuter avec beaucoup de personnes différentes. A la fin de la journée, ma tête est saturée de faits, de chiffres et de visages. Les traditions et techniques orientales m’offrent un chemin pour désencombrer ma maison intérieure, pacifier mon esprit infatigable, et devenir présent d’abord à moi-même puis, d’une manière plus profonde, aux personnes que je rencontre au long du jour sans les avoir précédemment abordées. Alors, il arrive parfois que je me réveille le matin jouissant d’une grande paix ; les problèmes irrésolus et la confusion mentale se sont dissipés et chaque chose semble avoir trouvé sa place ; je peux exprimer facilement et simplement ce pour quoi j’avais lutté pendant des jours.

Yago: L’ouverture aux religions orientales et l’inclusion du “grand esprit” nous aident à ouvrir de nouveaux champs de réflexion dans le domaine de la construction de la paix. Cela fut déjà exprimé dans des entrevues précédentes de ce blog. Nous commençons à assimiler de nouveaux concepts tels que « fractal », « univers holographique », « champ et  théorie des cordes ». Nous parlons ici de la Nouvelle Physique et de la Nouvelle Cosmologie. Quelle est ton impression générale au sujet de ces nouveaux chemins de la pensée ?

Wolfgang: J’ai lu ces entrevues avec un grand intérêt. Certaines réflexions étaient nouvelles pour moi. Je ne suis pas sûr de les avoir toutes comprises. Mais je suis convaincu que nous avons besoin de trouver de nouvelles images pour exprimer notre vision de la réalité actuelle. L’ancien vocabulaire de l’Eglise ne transmet plus le message à la plus jeune génération. Elle a grandi à une époque différente et elle est en contact avec une grande diversité de cultures.
Utiliser des images et des théories de la pensée scientifique peut être stimulant et ouvrir de nouvelles perspectives. Cependant, nous devons garder à l’esprit que ce sont des images et des comparaisons de réalités qui défient le langage. L’usage de narrations scientifiques décrivant des réalités spirituelles me semble quelque peu semblable à l’usage des paraboles par Jésus : Le Royaume de Dieu est pareil…. On doit aussi être conscient que seul un groupe  relativement restreint de personnes est familier avec ces théories scientifiques. Pour beaucoup, l’idée d’un univers holographique est peu parlante.

Yago: Diarmuid O’Murchu parle du rôle fondamental de la mentalité patriarcale et anthropocentrique comme étant un élément clé expliquant la persistance de l’asservissement de millions de personnes en situations d’esclavage, tant physique que non-physique. Que voudrais-tu dire de cela ?

Wolfgang: Si, par patriarcat, nous comprenons la domination de l’homme sur la femme, je suis un peu sceptique. L’élément clé est plutôt la domination d’un être humain sur un autre. Historiquement, des hommes ont opprimé des femmes pendant des siècles.  Mais des femmes sont autant capables d’oppression. Des « Thatchers » politiques, des mères supérieures tyranniques dans les couvents, des épouses dominant leur mari,  de cruelles gardiennes des camps de concentration, des femmes compromises dans le commerce sexuel d’autres femmes sont aussi de tristes réalités. Le pouvoir peut corrompre autant les hommes que les femmes. Les deux ont besoin de conversion. La vocation de tous, hommes et femmes, est de devenir serviteurs de l’autre.
Une mentalité anthropocentrique a effectivement conduit à de terribles abus sur la nature. Mais je suis autant préoccupé par la tendance à aller dans l’autre extrême : à savoir que, comme humains, nous sommes identiques à la nature. Les deux sont vrais : nous sommes une composante du monde naturel, nous sommes unis à la réalité dans son ensemble et, en même temps, nous faisons face à la nature, dans l’étonnement et l’admiration, cherchant à la comprendre, ce qu’aucune autre composante de la nature ne peut faire. Gardons l’équilibre !

Yago: Selon toi, quels sont les mobiles cachés, ou éléments du subconscient, qui fomentent l’esclavage moderne?

Wolfgang: Les mobiles de l’esclavage moderne, conscients et inconscients, sont-ils si différents de ceux  qui ont prévalu à l’organisation du commerce esclavagiste transatlantique et ailleurs? Mon impression est que les deux sont motivés par l’étrange et irrationnelle soif de pouvoir, de richesse et de contrôle, les richesses étant le moyen de gagner et de conserver le pouvoir. Aujourd’hui, nous pouvons peut-être occulter ces mobiles plus facilement par des justifications idéologiques ou théologiques; c’est important d’être conscients de nos subtils mensonges. Le grand défi demeure l’identification de nos subtils mécanismes d’acquisition de domination sur autrui, que cela soit dans nos fantasmes, notre langage ou les petites compétitions et luttes de pouvoir au quotidien.

Yago: Tu parles du défi de l’identification de nos subtils mécanismes de recherche de domination sur autrui. Le monde actuel est bâti sur un système économique injuste. Il y a urgence à reconsidérer et à reformuler le système économique mondial.  Que peux-tu dire de ton travail en ce domaine ?

Wolfgang: Notre réseau de congrégations religieuses a travaillé pendant dix ans sur divers problèmes globaux de justice ou plutôt d’injustice : le problème de la dette, le trafic des armes et les enfants soldats, les injustes relations commerciales et les droits de brevets. Quand tu analyses ces problèmes, tu deviens conscient que tous ont la même racine : un système économique qui ne sert plus les besoins des personnes mais utilise les ressources naturelles et humaines dans le but principal d’un profit maximum. Nous devenons progressivement conscients que ce système est dysfonctionnel. Il élargit le fossé entre quelques super-riches et les milliards de laissés pour compte. Il épuise les ressources naturelles et provoque tellement de pollution que la survie de la biosphère est menacée. Il met une telle pression sur les employés pour produire davantage en moins de temps que les « burn-out » deviennent endémiques. Le pire de tout, il détruit l’esprit humain en transformant « l’homo sapiens » en « homo economicus », défini exclusivement par la capacité de produire et de consommer. Nos capacités humaines de réflexion créatrice, de liberté de décision et d’amour gratuit sont systématiquement érodées.


Une cause importante de cette tendance est le manque de réflexion holistique. La science économique s’est coupée des autres disciplines vitales des sciences humaines. Elle tend à refuser toute considération éthique, à ignorer l’impact social, à ne pas considérer la destruction écologique sur le long terme. Elle fonctionne comme des cellules de cancer qui se développent rapidement, indépendamment du corps, se nourrissant du corps et finalement le détruisant.
Mais il y a un tollé croissant et un appel pour une « grande transformation ». C’est ainsi que le Conseil scientifique du gouvernement allemand l’a appelée dans un document impressionnant qui décrit en détails comment notre économie doit être modifiée si nous voulons survivre physiquement et socialement. C’est maintenant mon principal domaine d’intérêt.
Il y a une littérature abondante montrant comment nous pouvons vivre mieux sans piller la terre, comme l’affirme l’étude récente de Tim Jackson « Economie pour une planète limitée. »  Je suis heureux que le pape parle fréquemment de ce grand défi de l’humanité. Malheureusement, beaucoup de leaders ecclésiastiques ignorent encore cette menace. Voilà trois ans, j’étais dans un groupe en Allemagne qui publia un « Appel pour une Eglise prophétique », défiant leurs compagnons croyants à considérer les dangers encourus par l’humanité et à engager un dialogue pour trouver les nécessaires alternatives. Ainsi faisaient les prophètes d’alors quand leur société était menacée par un désastre national.

Yago: Des systèmes économiques injustes ont causé d’énormes peines et souffrances au long de l’histoire. Reconnaître le préjudice causé par des siècles d’oppression et de colonisation et guérir les blessures  apparaît fondamental pour un nouvel ordre mondial visant une paix permanente. Qu’en penses-tu ?

Wolfgang: admettre ouvertement la culpabilité est probablement la tâche la plus difficile pour une personne et encore plus pour des communautés et institutions. D’après mon expérience d’Afrique, la reconnaissance d’une culpabilité personnelle est seulement possible entre de vrais amis ou dans la célébration du sacrement de réconciliation où le secret du confessionnal offre un espace sûr pour admettre la vérité. Malheureusement, les Eglises ne donnent pas le bon exemple. Elles ont peur d’admettre leurs graves erreurs historiques dans la crainte de perdre leur crédibilité.  Si c’est impossible pour les Eglises, comment une race ou une civilisation entière peut-elle admettre des siècles d’attitudes racistes et de comportements criminels? La peur de la demande d’actes concrets de réparation paralyse les gouvernements, en particulier. Mais, l’admission publique de la culpabilité ouvre la voie royale de la réconciliation. 
Un exemple classique est la réconciliation, après la deuxième guerre mondiale, il y a 50 ans, entre les ennemis qu’étaient l’Allemagne et la France. Est-ce possible entre les puissances coloniales et les colonisés? C’est encore plus difficile parce que les structures coloniales d’exploitation sont encore en place, en beaucoup de différentes manières.  De plus, l’admission de la culpabilité n’est pas à sens unique. Le commerce des esclaves et l’exploitation coloniale furent seulement possible avec la coopération des élites locales corrompues et consentantes. Ce n’est pas différent aujourd’hui.

Yago: La même énergie qui évite la reconnaissance des torts est aussi celle qui maintient et prolonge l’esclavage dans la société actuelle. Quelles sont quelques-unes des structures qui perpétuent l’esclavage moderne dans ses diverses formes?

Wolfgang: Je mentionnerai seulement quelques-uns des multiples commerces de l’esclavage moderne.
  • ·        L’exemple le plus terrifiant est la traite humaine. Des dizaines de milliers de jeunes filles et de femmes de l’Europe de l’Est et du Sud (global) sont forcées de se prostituer en Europe, laquelle s’enorgueillit pourtant de sa situation de droit. Aux deux extrémités de la chaîne, il y a des éléments criminels.
  • ·       Une autre forme menaçante de néo-colonialisme est l’accaparement des terres. D’énormes espaces de terre les plus fertiles sont soustraits aux communautés locales et transmis à des banques, des fonds d’investissements, des industries agro-alimentaires, des compagnies de biocarburant et autres groupes intéressés.
  • ·      La dette a été une autre structure pour exploiter les pauvres. Des gouvernements corrompus obtiennent des crédits. L’argent disparaît ou est utilisé dans des projets improductifs. Alors, la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire international imposent un “programme d’ajustement structurel” qui frappe le pauvre et seulement profite aux investisseurs et créditeurs. Je l’ai vu se produire en Afrique, dans les années 80, lors de la “décade du développement perdu”. Nous observons aujourd’hui le même modèle à l’œuvre en Grèce, créant le chaos social.  Notre réseau allemand de la dette a argumenté pendant des années pour créer une procédure d’arbitrage, structurée pour des Etats souverains surendettés, suivant une loi d’insolvabilité des compagnies en faillite, comme une juste solution pour la crise actuelle de la dette qui paralyse tellement de pays.



Yago: La propriété foncière a été une cause de souffrances pendant des milliers d’années. Suivant ton commentaire au sujet de la forme menaçante de néo-colonialisme appelée « land grabbing », pourrais-tu développer les raisons de cette grande ruée foncière, les conséquences sur le long-terme et comment cela devient un défi pour les Eglises, spécialement sur le continent africain?

Wolfgang: Le « land grabbing » n’est pas nouveau. Dans la Bible,  le Roi Ahab  tue son voisin Naboth pour s’approprier sa vigne (1Rois 21). L’entreprise coloniale incluait l’appropriation de la terre. Ce qui est nouveau, c’est la quantité de terres impliquées, les personnes qui accaparent et les méthodes employées. Aucune armée n’est nécessaire aujourd’hui, un changement de réglementation foncière est suffisant pour déshériter des millions de personnes en faveur d’investisseurs.
La vague d’acquisition de terrains est connectée aux séries de crises que le monde a connues pendant la dernière décade.  Le changement climatique et la prise de conscience que le pétrole s’épuise ont généré le projet d’utiliser des terrains pour le biocarburant, créant ainsi une compétition entre nourriture et énergie. Aux Etats-Unis d’Amérique, le 40% de la récolte de maïs est transformée en éthanol. Alors, est venue la crise financière et alimentaire de 2008. Les pays importateurs de nourriture comme les Etats du Golfe ont décidé de chercher des terrains fertiles à l’étranger pour garantir la sécurité alimentaire de leur population du fait qu’ils ne pouvaient plus se fier au marché mondial. Après le krach financier, les investisseurs ont cherché de nouvelles opportunités et les terrains ont promis des bénéfices sûrs et substantiels. D’autres facteurs ont aussi contribué: la croissance rapide des villes, l’activité minière, l’industrie touristique en expansion, tout cela demande des terrains, généralement là où d’autres personnes vivent déjà.  Très souvent, leurs traditionnels droits communaux sont simplement ignorés.  Elles sont exclues de leurs terres familiales, sans une compensation significative. Les pauvres ruraux perdent ainsi leurs dernières ressources et leurs moyens de subsistance. Ils migrent vers les slums des mégapoles ou tentent leur chance à l’étranger.
Si les Eglises sont sérieuses dans leur option pour les pauvres, il y a ici une cause valide pour laquelle combattre.  Il y a un document très clair du Vatican en 1997 sur la réforme foncière condamnant sévèrement –dans la tradition des prophètes comme Amos et Isaïe – les “latifundia” et l’accumulation de terres entre les mains de quelques-uns. Mais la plupart des évêques sont demeurés calmes, en partie, parce que l’Eglise, en certains pays, est un important propriétaire foncier.   

Yago: En quel sens le Jésus historique a-t-il été une source d’inspiration dans ta vocation JPIC?

Wolfgang: Nous avons étudié les évangiles pendant “l’Année spirituelle”, une période de notre formation consacrée à une meilleure connaissance de soi-même et à une rencontre avec le Seigneur vivant. Dans ce contexte, Jésus nous fut présenté surtout comme un ami et un guide personnel.
Jose Antonio Pagola
J’ai compris la dimension politique de ses actions et paroles provocantes seulement plus tard.  Récemment, j’ai été très inspiré par le “Jésus – une approximation historique-” de José Antonio Pagola. Il équilibre très bien l’appel de Jésus à un changement personnel et sa position prophétique pour davantage de justice  et de changements sociaux. Ce qui m’interpelle le plus c’est la quasi violente critique de Jésus à l’encontre de la religion et des institutions religieuses quand elles deviennent oppressives elles-mêmes ou légitiment l’oppression. Quelques-unes des critiques de Jésus s’appliquent à mon Eglise, mais je manque du courage pour le dire clairement. C’est difficile de critiquer ta mère spirituelle dont tu es tellement redevable.

Yago: Jésus était profondément compatissant avec les “pécheurs” et les personnes opprimées de son temps. Il a compris le mécanisme psychologique de l’oppression intériorisée et les besoins élémentaires de son peuple. Comment la sagesse de Jésus provoque-t-elle notre vocation exigeante de cheminer avec les “personnes brisées”?

Wolfgang: Seul un contact direct et personnel avec les victimes de l’oppression religieuse, politique et économique suscite compassion et engagement pour davantage de justice. Quand je vivais en Afrique, ce contact direct avec les victimes d’injustices était simplement part de la vie quotidienne et il était plus facile de sentir la compassion. En Europe, je le trouve beaucoup plus difficile. L’anonymat dans une ville comme Berlin et l’institutionnalisation de la compassion par les services sociaux rendent plus difficile la rencontre du pauvre comme personne. Le système te pousse à traiter l’injustice à un niveau plus théorique. Pourtant, il y a tellement de solitude et de détresse cachée derrière les portes closes. Mais c’est seulement en de rares occasions que je parviens proche d’elles.

Charles Lavigerie
Yago: Dans la ligne de l’esprit courageux de Charles Lavigerie, quel type de stratégie envisages-tu pour une campagne anti-esclavagiste efficace dans le monde actuel?

Wolfgang: Il n’y a pas de recette magique pour créer un monde où tous vivent dans la dignité. Mais je peux voir deux niveaux d’engagement dont nous avons besoin pour attaquer simultanément.
Le premier est le niveau de notre conscience. Il implique un changement de nos idées, de l’image de nous-mêmes, de celle des humains, de la société dans laquelle nous voulons vivre, de la nature, de notre identité spirituelle. C’est un long processus et il doit commencer dans notre esprit pour se poursuivre dans notre manière de vivre. Il doit recommencer dans les nouvelles générations.
Le second niveau est politique et structurel. Il implique de repenser les relations de pouvoir, d’institutions, de lois. Une première étape consiste à analyser de manière critique et dénoncer les déficiences des structures et systèmes présents. Mais, en soi, cela ne conduit jamais au changement, sauf si nous imaginons et expérimentons de manière créative des solutions alternatives. Souvent, nous nous arrêtons à la seule critique. Mais seule une vision alternative attractive peut faire gagner le cœur des personnes. Nous tendons à souligner toutes les choses destructrices et injustes de notre monde. Jésus, lui,  a gagné le cœur des personnes par une vision fraîche de Dieu et de la personne.

Yago: La formation religieuse actuelle est-elle assez holistique pour nous équiper en vue de traiter l’exigeante réalité présente? Serais-tu d’accord de dire  que notre formation est encore extrêmement académique et rationnelle?

Wolfgang: Yago, nous avons vécu ensemble dans une maison de formation il y a quelques années. Je suppose que cela n’a pas beaucoup changé. Une formation académique est nécessaire. Les étudiants ont besoin d’acquérir non tellement une information mais une capacité d’analyse critique et de réflexion créative. Ils ont besoin aussi de certaines qualités: s’exprimer clairement, communiquer effectivement, dialoguer respectueusement, en vue de promouvoir la communauté. Mais ce sont seulement des instruments. Devenir artisans de paix, promoteurs de réconciliation et de justice, demande de se connecter et de boire constamment à la source de l’Esprit vivant.  Nous ne donnons pas assez de temps et d’attention pour nous ouvrir à l’Esprit, pour permettre à la parole de Jésus de nous provoquer et pour partager nos intuitions et expériences en communauté, ni pendant la formation, ni après. C’est facile d’écrire à ce sujet mais le faire dans notre monde agité de ses constants défis et changements demeure un combat quotidien.

Yago: Merci beaucoup pour ta sagesse et pour le temps accordé à cette entrevue.

Wolfgang: Merci à toi, Yago!